La solitude de la maternité
Un style de vie urbain, le manque d'un réseau familial et de référents avec des enfants font que beaucoup de femmes se sentent à bout et débordées.
Sem Campón, designer graphique et bloggeur, raconte dans un post qu'une rencontre dans un parc avec une mère et sa fille lui a fait considérer à quel point nous pouvions être seuls pour élever un enfant. Seuls et souvent perdus. Pour lui, "nous, parents, nous devons nous entraider. Sur ce que nous pouvons et ce que nous savons. C'est un précepte d'éthique basique que je voudrais appliquer dans l'éducation de mes enfants, et il n'y a rien de mieux que de montrer l'exemple".
Effectivement, la solitude de la maternité au XXIe siècle a été notée il y a quelques années par Carolina del Olmo, docteure en philosophie et directrice culturelle du Cercle des Beaux Arts de Madrid, dans "Où est ma tribu?", un essai devenu une référence pour de nombreuses familles et professionnels intéressés par les pratiques maternelles. Une solitude qui envahit inévitablement si vous avez vous aussi vécu votre maternité en ville, avec peu ou pas d'appui familial, ou cet appui à des centaines de kilomètres de distance.
Selon la sociologue Teresa Jurado, il faut prendre en compte le fait que les femmes de ce siècle ont beaucoup moins d'enfants que celles des siècles antérieurs.
"Il y a une forte proportion de femmes qui ont uniquement un enfant et toujours moins de femmes ayant trois enfants ou plus. Comme on a moins d'enfants, les femmes vivant leur première grossesse n'ont jamais eu d'expérience de proches pour apprendre dans la pratique les soins à apporter à un bébé et à des enfants. Ceci peut les faire se sentir seules face à un défi qu'elles ne savent pas comment affronter, surtout si elles vivent loin de leurs grands-mères ou d'autres femmes de la famille ayant l'expérience de l'éducation".
Docteure en anthropologie spécialisée en maternité et enfance, Maria José Garrido partage ces idées. Pour elle, le contexte éducatif dans nos sociétés occidentales "est le résultat de la solitude physique, du manque de référents et de la méconnaissance réelle de la maternité".
C'est précisément ce qu'a vécu Paula, maman de 33 ans, qui, bien qu'ayant le soutien de son mari, a senti le besoin d'être accompagnée par plus de personnes avec qui partager l'éducation de sa fille de trois ans. "Ni les amies, ni la famille, personne ne comprenait l'éducation qu'on lui donnait. Comme il ne s'agit pas du modèle dit "traditionnel", ils s'attendent à ce que nous nous trompions à un moment où à un autre. D'ailleurs, éduquer de manière différente a fait que, à plusieurs reprises, en plus de nous juger, on nous a mis de côté et on ne compte plus sur nous comme avant".
Dis-moi tes circonstances et je te dirai comment tu les vivras
Pilar est maman depuis un peu plus d'un an. Journaliste et cofondatrice d'une entreprise de communication, elle allie l'éducation de sa fille avec un travail qu'elle peut réaliser depuis la maison, "jonglant pour réussir à tout faire chaque jour". Elle vit à plus de 300 km de sa famille et de sa meilleure amie, ce qui complique encore plus les choses, notamment car son mari et elle ont décidé de se passer de garderie et d'autres options de garde d'enfant. Elle explique que tout cela influe sur l'éducation de sa fille, et notamment "la fatigue qui s'accumule au fil des jours, des semaines, des mois... Si j'avais un réseau de soutien familial, peut-être que je pourrais dormir plus, car mon enfant pourrait passer un peu de temps chaque jour avec ses grands-parents ou oncles et tantes, et je pourrais profiter de ce temps pour avancer dans mon travail. Mais ce n'est pas le cas. Je me lève trop tôt et il y a un moment dans la journée où je n'en peux plus, mais ma fille si. Et ça me frustre parce que je n'arrive pas à tout faire, parce que je suis incapable de tout faire. Je me sens dépassée, avec la sensation de ne pas pouvoir donner à mon bébé tout ce dont elle a besoin, de ne pas être à la hauteur. Je n'ai pas encore eu l'occasion de la laisser à la crèche. Parce que oui, je dirais que la solitude influe dans l'éducation, car j'aimerai passer plus de temps de qualité avec ma fille et que pour moi un jardin d'enfant ne fait pas partie de mon idéal éducatif".
Carolina del Olmo précise que "l'oubli constant des circonstances qui entourent la paire mère/enfant contribuent à donner une image de la maternité qui ne correspond pas à la réalité", ce qui se ressent dans les déclarations de professionnelles qui viennent d'être mères. Des mères fatiguées, à bout et seules qui se sentent débordées non par la maternité, mais par les circonstances.
"C'est bien que nous arrêtions de feindre que tout va bien, mais ne devons-nous pas arrêter de prendre pour acquis le fait que le mal-être que beaucoup vivent est dû aux circonstances de la maternité ? Ne serait-il pas plus juste de le considérer comme un effet pervers des conditions inappropriées que notre civilisation impose aux mères, pères et enfants?"
Pour Maria José Garrido, l'image que nous avons des enfants par la publicité est déformée, irréelle et adoucie : "face à la fatigue des nuits sans dormir, à la révolution hormonale de la période post-partum, à un bébé qui a besoin de nous et nous réclame 24h/24, c'est impossible de réussir à garder une maison propre, un corps parfait et de continuer à travailler à plein temps. L'impact face à la réalité est immense. L'indice de dépression post-partum aussi".
Pour Pilar, notre société individualiste et compétitive dans laquelle les filles sont élevées à coup de "tu peux y arriver" influe dans la difficulté à demander de l'aide, à dire "je ne peux plus", parce qu'on essaie toujours de faire un peu plus. De plus, l'image idyllique de la maternité est en choc avec la réalité.
"On se sent seule parce qu'on ne sait pas si ce qu'on ressent / si ce qu'il se passe est normal ou "de notre faute" (cette faute qui semble toujours être celle des femmes), et c'est dur de parler de ça. Heureusement, je crois que nous faisons partie d'une génération qui est en train de briser le tabou autour de la maternité".
Rechercher une tribu
Pour Maria José Garrido, il n'y a jamais eu une génération d'enfants plus solitaires sur notre planète que l'occidentale actuelle. Il n'y a jamais eu non plus de génération de mères moins accompagnées dans l'éducation. Pour elle, c'est d'une part dû à l'absence, dans les sociétés industrialisées, d'un réseau autour de la maternité, mais aussi au type de famille prédominant actuellement : "la famille nucléaire, composée des parents et enfants, éloignée de la protection de la famille étendue (cousins, oncles et tantes, grands-parents, neveux et nièces...)".
Ainsi, les groupes de mères qui se réunissent depuis quelques années, que ce soit sur internet ou en présentiel, sont la version actualisée des groupes de femmes traditionnels autour de l'éducation.
"Les espaces virtuels ou présentiels se basent sur l'altruisme, la solidarité sociale et l'aide mutuelle, et ont permis un soutien émotionnel énorme pour de nombreuses femmes et leurs bébés. Nous, êtres humains, avons besoin de nous sentir membres d'un groupe et, dans un moment de vulnérabilité maximale, comme la maternité, nous avons encore plus besoin de nous sentir comprises et de comparer notre réalité avec d'autres similaires", explique M. J. Garrido.
Pour Pilar, savoir que l'on n'est pas seule réconforte énormément. "Je ne sais pas combien de fois (...) j'ai discuté dans la rue pendant longtemps avec une mère, parce qu'on a besoin de se raconter, de se reconnaître en l'autre comme si on se regardait dans un miroir qui nous expliquait ce qui, parfois, paraît inexplicable mais ne l'est pas. Nous (...) devons nous autoriser à nous tromper, à baisser les bras, à être imparfaites, mais c'est toujours plus simple de le permettre aux autres. C'est pour ça que les autres sont importantes, elles sont la première étape pour s'autoriser à se tromper et se pardonner". Pour J. M. Garrido, les femmes d'aujourd'hui vivent dans un monde qui attend d'elles qu'elles soient "des femmes dans l'abnégation, des salariées efficaces et des épouses parfaites, tout en étant soumises à un modèle de jeunesse, beauté et minceur impossible. On nous juge et sentencie. Les ridicules congés parentaux sont une preuve de ce que la société attend des mères. Revenir à la vie stressante après 16 semaines. Comme s'il ne s'était rien passé. Alors que votre vie a changé pour toujours".
Avoir un soutien grâce à des proches ou un groupe de mères permet de faire en quelque sorte le deuil de cette vie d'avant, de la personne que l'on a été, mais aussi de se remettre de cette sorte de choc de "personne ne me l'avait dit". Outre la sensation de solitude, beaucoup de femmes ont aussi l'impression qu'il existe des normes pour être une mère parfaite. Pour certains professionnels, élever un enfant est devenu dogmatique et exigeant. Et pourtant, il n'existe pas de technique parfaite, et faire peser cette idée sur les épaules des mères est injuste.
Photos : Shutterstock
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