Addictions : Phénomènologie
Loin d’être une simple perte de contrôle, l’addiction est une tentative de survie psychique. Et si elle n’était qu’une quête désespérée du « bon sein » perdu ? Une approche entre phénoménologie et psychanalyse.

La phénoménologie des addictions : une quête du « bon sein » perdu et le rôle de l'économie psychique
L'addiction est souvent perçue comme une perte de contrôle, une dérive comportementale, voire une faute morale. Pourtant, la phénoménologie, notamment dans la lignée de Merleau-Ponty et Sartre, nous invite à la comprendre autrement : non pas comme un simple dysfonctionnement, mais comme une manière d'être au monde. Dans cette perspective, l'addiction serait moins un « excès » qu'une tentative désespérée de restaurer une relation perdue, celle du nourrisson avec le « bon sein », concept central chez Mélanie Klein.
L'addiction comme structuration du monde vécu
La phénoménologie considère que notre rapport au monde est façonné par l'expérience vécue, par un entrelacement de la conscience et du corps dans son environnement. L'addiction peut ainsi être analysée comme une manière spécifique d'habiter le monde, où la substance ou le comportement addictif devient un ancrage, une modalité particulière de présence à soi et aux autres.
Dès lors, plutôt que de voir l'addiction comme un dérèglement, il s'agit de la penser comme une tentative – certes tragique – d'adaptation. Le sujet addict ne cherche pas tant à se détruire qu'à se préserver d'une angoisse plus profonde : celle du manque d'un objet primaire sécurisant.
Le « bon sein » : une clé psychanalytique du phénomène addictif
Mélanie Klein, en étudiant les tout premiers mois de la vie psychique, introduit la distinction entre le « bon sein » et le « mauvais sein ». Le bon sein, c'est celui qui nourrit, qui apaise, qui donne au nourrisson une première expérience de la satisfaction et de la sécurité. À l'inverse, le mauvais sein est celui qui fait défaut, qui frustre, qui angoisse.
Lorsque l'expérience du bon sein est insuffisante ou trop instable dans la prime enfance, elle peut laisser une empreinte durable : un besoin irrépressible de retrouver cet état de plénitude originaire. L'addiction viendrait alors combler ce vide, fonctionner comme un ersatz du bon sein, une tentative de reconstitution d'un état de fusion perdu. La drogue, l'alcool, le jeu compulsif ou même certaines relations toxiques peuvent ainsi être perçus comme des substituts affectifs qui viennent pallier un déficit fondamental.
Addiction et angoisse du morcellement
Dans une perspective kleïnienne, l'angoisse primordiale qui sous-tend l'addiction est celle du morcellement. Sans l'expérience du bon sein, l'individu peut développer une sensation d'incomplétude, de déchirement interne, voire de vide existentiel. L'addiction devient alors un mode de défense : elle permet de se maintenir dans une cohésion artificielle, d'échapper à la sensation d'effondrement intérieur.
C'est pourquoi les addicts décrivent souvent leur consommation comme un moyen de « se sentir entier », de « tenir ». Loin d'être un simple plaisir ou une recherche de sensations fortes, leur dépendance est une tentative de rétablir une unité psychique vacillante.
L'addiction et l'économie psychique : une solution coûteuse au manque
La psychanalyse parle d'économie psychique pour décrire la manière dont l'individu gère son énergie mentale, ses conflits internes et ses mécanismes de défense. Dans cette perspective, l'addiction peut être vue comme un investissement énergétique visant à maintenir un équilibre interne en minimisant l'angoisse et en évitant un effondrement psychique.
L'appareil psychique fonctionne selon des principes de gestion de l'excitation et du plaisir :
Le principe de plaisir pousse à chercher des expériences gratifiantes immédiates pour éviter la souffrance. L'addiction s'inscrit souvent dans cette logique, offrant une satisfaction rapide, bien que temporaire.
Le principe de réalité impose des limites à cette quête du plaisir, forçant l'individu à différer la gratification et à composer avec la frustration. Or, dans l'addiction, ce principe est souvent mis à mal : le sujet privilégie la satisfaction immédiate au détriment de son bien-être à long terme.
Le coût psychique de l'addiction : toute stratégie de gestion interne a un prix. L'addiction permet de soulager un conflit ou une angoisse, mais au prix d'un cercle vicieux : plus l'individu s'appuie sur la substance ou le comportement addictif, plus il devient dépendant de cette solution externe pour réguler son état interne.
En somme, l'addiction est une tentative d'économie psychique : elle offre une réponse immédiate et efficace à une tension interne, mais en échange, elle réduit la capacité du sujet à gérer autrement ses affects et ses relations.
Une sortie possible ? Retrouver un autre bon sein
Si l'addiction fonctionne comme une réponse à une carence précoce, la sortie de cette spirale passe nécessairement par la reconstruction d'une relation apaisante et sécurisante. Les thérapies axées sur la relation (psychothérapie analytique, thérapie de groupe, hypnose) peuvent alors jouer un rôle fondamental : elles offrent un nouvel ancrage, une autre manière d'éprouver la présence bienveillante de l'autre.
Le sevrage seul ne suffit pas : il faut pouvoir reconstruire une expérience du lien suffisamment stable et nourrissante pour que l'addiction perde son rôle compensatoire. Ce n'est qu'en retrouvant un « bon sein » alternatif – dans une relation, une pratique artistique, une quête spirituelle – que le sujet peut espérer rompre avec la compulsion et réinvestir son monde autrement.
Conclusion
Penser l'addiction sous l'angle phénoménologique et psychanalytique permet de dépasser la vision moraliste ou purement neurobiologique du phénomène. Derrière l'addiction, il y a un manque, une béance, un appel silencieux à retrouver une forme de sécurité affective primitive. L'économie psychique du sujet s'adapte alors en instaurant une solution de survie, certes coûteuse, mais efficace à court terme.
Comprendre ce mécanisme permet d'ouvrir la voie à des approches thérapeutiques plus adaptées : au lieu de simplement lutter contre l'addiction, il s'agit d'aider le sujet à reconstruire une économie psychique plus viable, où le besoin de substituts artificiels s'atténue au profit d'une présence au monde plus libre et plus apaisée.
sources : Cairn.info ; Melanie Klein & Joan Rivière, L'Amour & la Haine
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