Grandir avec un prénom commun, quelles conséquences psychologiques ?

Notre prénom a une incidence sur notre développement, notre être au monde, et sur la manière dont les autres nous perçoivent.

5 DÉC. 2017 · Lecture : min.
Grandir avec un prénom commun, quelles conséquences psychologiques ?

Dans un de ses poèmes, Czeslaw Milozs mentionne : "L'amour signifie apprendre à se regarder / De la façon dont on regarde les choses distantes / Car nous ne sommes qu'une chose parmi les autres". D'après le poème, la clé du bonheur serait donc de comprendre que nous ne sommes pas uniques, afin de mieux nous intégrer dans le monde qui nous entoure.

C'est une idée à laquelle beaucoup de personnes peuvent être sensibles, particulièrement celles qui grandissent en portant un prénom très commun. Sarah Todd, rédactrice du magazine Quartz, explique qu'entre 1980 et 2000, le prénom Sarah a constamment été dans les quatre ou cinq prénoms les plus populaires aux États-Unis. Née en 1983, elle a passé son enfance à s'attendre à n'être qu'une parmi les autres dès qu'elle entrait dans une pièce. Son propre père hurlait "Sarah Todd" lorsqu'un ami à elle lui téléphonait, juste pour la distinguer de toutes les autres Sarah qui pouvaient être avec elle dans sa chambre à ce moment-là.

Si le but d'un mot est de définir un objet, un prénom très commun semble être une définition plutôt inefficace. Lorsqu'on vous appelle dans la rue, vous ne prenez même pas la peine de vous retourner car vous savez qu'il y a probablement une autre personne portant le même prénom à proximité. Sarah Todd explique qu'elle ne voit pas son prénom comme spécifique à elle-même, mais comme un descriptif général, qui s'applique aussi bien à sa personne qu'à de nombreuses autres, une sorte de synonyme de "fille" ou de "femme".

"Récemment, j'ai été curieuse de savoir si d'autres personnes portant un prénom très populaire étaient aussi peu attachées à lui. Il y a eu beaucoup de dires à propos des possibles inconvénients (et bénéfices) des prénoms uniques. Mais quels sont les effets psychologiques quand on grandit avec un prénom que l'on doit partager avec tout le monde ?"

Qu'y a-t-il dans un prénom ?

Le fait que l'on se pose même cette question est un signe des temps modernes, selon Laura Wattenberg, fondatrice d'un site répertoriant les noms de bébés.

"Je pense que, dans les générations précédentes, les parents étaient bien plus préoccupés du fait que le prénom de leurs enfants devait correspondre à la norme. Mais, ces dernières vingt années, l'accent a été mis à 100% sur la démarcation. Les parents sont très inquiets du fait que leur enfant pourrait être ordinaire".

Laura Wattenberg attribue ce tournant culturel à plusieurs facteurs, dont l'introduction des statistiques sur les prénoms d'enfants et l'explosion des programmes TV, qui font découvrir une plus grande variété de prénoms. Mais le plus important est l'avènement de l'ère numérique: "Deux aspects d'internet ont eu un profond impact. Nous avons tous dû choisir des noms d'utilisateur et s'accoutumer à l'idée que le nom doit être unique pour être stable". Et les moteurs de recherche changent aussi notre façon de penser les noms : "Avant, s'il y avait une Sophie Adamson, il y en aurait probablement eu 100 autres sans qu'elle n'en ait jamais connaissance. Mais maintenant les parents entrent un nom dans un moteur de recherche, voient que le nom est "pris" et paniquent".

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Il est normal que les parents soient nerveux à l'idée de choisir un prénom : nos prénoms sont un signal pour le monde de ce que nous sommes. Ils peuvent donner des indices sur notre âge, notre ethnie ou notre religion. Des études montrent que nos prénoms peuvent aussi refléter le statut socio-économique de notre famille et ses affiliations politiques. Parce qu'ils offrent autant d'informations au monde, les enjeux d'un prénom sont élevés. Comme Maria Konnikova l'écrit dans le "New Yorker",

"On voit un prénom, y associons implicitement des caractéristiques et utilisons l'association, même sans le savoir, pour faire des jugements sans lien sur le pouvoir et la valeur du porteur".

Une exception tout de même : les prénoms classiques, qui en révèlent très peu. Les prénoms religieux ne passent jamais de mode, et on trouve des personnes de tous les âges qui les portent. Donner à son enfant un prénom classique peut être un moyen de lui éviter les stéréotypes et la discrimination. Laura Wattenberg explique que des études ont montré que nous considérions comme plus sympathiques les personnes ayant un prénom familier et simple à prononcer. Cela n'empêche pas d'être fier de son prénom peu courant, marque de l'histoire ou de la culture de sa famille, quant un prénom plus commun peut nous enfermer dans quelque chose de basique. Pour en savoir plus, Sarah Todd s'est entourée de personnes qui pouvaient au mieux la renseigner : une cohorte de Sarah.

La plupart des Sarah interrogées ont déclaré qu'elles ne se sentaient pas propriétaires de leur prénom ou qu'il révélait peu de leur identité. Au contraire, elles accordaient plus de valeur à leur nom de famille, porteur de leur identité et de l'histoire de leur famille. Certaines Sarah appréciaient pourtant de partager leur prénom avec d'autres, disant qu'elles ressentaient instinctivement une affinité avec les autres Sarah : avant même de se connaître, elles avaient quelque chose en commun.

Avoir un prénom courant : faire partie d'une multitude

Grandir avec un prénom courant peut être avantageux à l'adolescence, lorsqu'il est crucial de s'intégrer au groupe. Retrouver son prénom partout sur des colliers et accessoires, savoir qu'il transcende les pays et les cultures peut être une forte marque d'appartenance qui aide l'adolescent à se construire.

Jennifer Tang, collaboratrice du magazine Quartz, explique qu'elle a apprécié que ses parents, émigrés de Taïwan, lui aient donné un prénom populaire. Cela lui a permis d'être plus à l'aise parmi ses camarades, dans une école texane a majorité blanche. Une étude de 2016 publiée dans la "American Sociology Review" a revu des données d'immigrants irlandais, italiens, allemands et polonais des XIXe et XXe siècles. Les auteurs ont trouvé une forte corrélation entre la seconde génération portant des prénoms traditionnellement nord-américains et la réussite de buts professionnels. Ils suggèrent que les parents ayant choisi un prénom courant signalent ainsi l'orientation de leur famille vers l'intégration culturelle, ce qui était très bénéfique pour les enfants.

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Comme le prénom est souvent synonyme d'acceptation culturelle, certains pays restreignent les options des parents à des prénoms approuvés par le gouvernement. Au Danemark, les parents doivent sélectionner un prénom dans une liste de 7000, une tentative de protéger les enfants contre le harcèlement et les regards perplexes. Cette idée s'inscrit aussi dans l'idée propre au Danemark qu'il faut être dans la moyenne, dans le moule, et que cette aspiration mène au bonheur car elle nous apprend à nous réjouir des choses simples. En France, les prénoms ont été réglementés jusqu'en 1993 par une liste dans laquelle on trouvait surtout des saints catholiques. D'autres pays utilisent ce système, et tous sont des cultures homogènes qui mettent l'accent sur l'assimilation et le sentiment d'appartenance.

Pourtant, la tendance va de plus en plus vers des prénoms uniques, prouvant un état d'esprit plus individualiste. Pour Laura Wattenberg, cela reflète l'anxiété à propos de la mobilité économique et de la compétition.

"Les parents sont inquiets pour le futur de leurs enfants et veulent qu'ils puissent creuser leur trou sur la place de marché de la vie. Certains pensent que se détacher par son prénom aidera leurs enfants dans ce sens".

Une étude du "Journal of Personality and Social Psychology" confirme cette sensation d'anonymat conférée par un prénom courant. Les chercheurs ont demandé à des individus en France et en Israël de regarder des portraits photos et de deviner le prénom de la personne depuis une liste d'options. Les participants ont choisi le prénom correct bien plus fréquemment que la seule chance pure ne pourrait l'autoriser. Pour les chercheurs, c'est parce que nos apparences sont modelées par les attentes culturelles et les stéréotypes associés à un prénom. Nous sommes conditionnés à être d'une certaine manière, parce que nous voulons nous fondre et être acceptés.

Est-ce une bonne ou une mauvaise chose d'avoir un prénom commun ?

Avoir un prénom unique permet à l'individu de grandir sans avoir d'attentes sur sa personne, sans avoir de rôles sur lesquels se modeler, de moules auxquels il faut se conformer. D'un autre côté, un prénom peu ordinaire est parfois source de souffrance, surtout à l'enfance et à l'adolescence, lorsque la moindre excuse est un prétexte pour ne pas accepter quelqu'un dans le groupe. Et contrairement à ce qu'on pourrait penser, avoir un prénom commun est une grande liberté : c'est une façon d'apprendre à briser les carcans et à aller au-delà de ce que la société et la culture attendent de soi en raison de son prénom.

Comme l'explique Sarah Todd, un prénom courant n'a peut-être pas une grande valeur significative et de définition de la personne, mais c'est pourtant un gage de liberté qui autorise son porteur à devenir qui il veut.

"J'ai connu des Sarah qui étaient des rats de bibliothèque et des Sarah qui étaient intrépides et populaires, des Sarah douées en sport et des Sarah qui faisaient le pitre en classe. Je lis des choses à propos de gens qui portent mon prénom qui sont des inventrices, des musiciennes, des activistes, des écrivaines. Et j'ai grandi en comprenant que je n'avais peut-être pas besoin de choisir. Dans ce sens, peut-être que les parents qui donnent à leur enfant un prénom classique font leur propre voeu : "voici toutes tes options", semblent-ils dire, "tu peux être qui tu veux".

Photos : Shutterstock

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