La Gestalt en milieu scolaire : oser créer et exprimer ses émotions à l'école

Expérimentation gestaltiste en classe de troisième autour de l'écriture lyrique : retour au corps et aux émotions pour favoriser la création et l'expression des émotions en milieu scolaire.

25 MAI 2020 · Lecture : min.
La Gestalt en milieu scolaire : oser créer et exprimer ses émotions à l'école

La Gestalt en milieu scolaire : la posture phénoménologique en classe au service du déploiement du self

Audrey Voirin (écrit en juin 2019)

SOMMAIRE

I. Resensibilisation du soi : l'awareness délibérée pour se préparer à l'action (phase 1 du projet)

1. Le corps-soi pour soutenir la fonction ça

2. Partager ses ressentis

3. Emotionnalité groupale : le surgissement du nouveau

II. Accompagner le choix et l'engagement : (phase 2 du projet)

  1. Principe de responsivité : le renoncement du sauveur
  1. « Etant-là » : tolérer l'informe mais s'engager
  1. Soutenir et co-construire

III. Ecrire un texte lyrique : l'art comme « un anti-destin » (phase 3 du projet)

1.Le corps face à la page blanche encombrée : angoisses existentielles et interruptions du contact

2.De la fonction ça à la fonction JE

3.Détruire pour créer : rendre visible l'invisible ou « matérialiser l'informe vécu »

A Charles Koskas, passeur de la Gestalt qui m'a permis de recréer ma vie …

Introduction :

Dans notre société occidentale, vitesse, contrôle, et performance ont pris le dessus sur l'humanité. On observe la « suprématie de l'avoir sur l'être, du connu sur le vécu »[1]. Le mental règne en maître sur beaucoup de nos contemporains. L'individu semble désincarné ; comme si son corps et son « esprit » étaient dissociés. Le système éducatif est à l'image de la société qui l'a créé : persuadé que l'intellect est la solution de tous les apprentissages. Mais l'absence du corporel et de l'émotionnel brident la créativité des élèves et les limitent. Dans le champ de cet écrit, il y aura mon deuil de 15 ans d'enseignement, mon envie de révolte et un profond espoir pour l'avenir, un cri pour l'humanité, pour la « réhabilitation d'un corps sensible et habité au lieu d'asservissement »[2]. La Gestalt, selon moi, est une réponse à ce cri. La posture phénoménologique prônée par la Gestalt pourrait nous aider à sortir de cette dichotomie Corps/Esprit et à développer la « conscience de », activité au cours de laquelle le sujet est indissociable de son objet et observe le cours toujours changeant de l'expérience humaine.

En tant qu'enseignante, à l'automne dernier, j'ai proposé une expérimentation à mes élèves de 3e. Je me suis demandé si, en adoptant une posture phénoménologique, je pouvais les accompagner à déployer leur self et retrouver leur unité dans un projet d'écriture d'un texte lyrique. J'ai organisé trois séances de 55 minutes pour deux groupes de 13 élèves. J'ai conçu ce projet en trois phases : 1.Développer l'awareness pour se reconnecter au corps et aux émotions – 2.Accompagner le choix du thème et le lancement – 3.Accompagner l'écriture.

I.Resensibilisation du soi : l'awareness délibérée, pour se préparer à l'action (phase 1 du projet)

Pour se lancer dans la création, j'invitai les élèves développer leur awareness, capacité à avoir une disponibilité à ce qui peut advenir dans le champ, pour leur permettre de se reconnecter à leur corps, à leurs ressentis, et développer leur créativité. Les entraîner à « l'awareness délibérée »[3], sur un mode un peu plus actif que la « conscience immédiate et implicite au champ »[4], c'était leur permettre de vivre consciemment l'émergence de la fonction ça (tous les désirs, besoins qui se manifestent par des sensations ou émotions qui traversent l'individu) pour retrouver le libre usage de la fonction Je (mode actif, sensoriellement en alerte, qui permet de se concentrer sur un objet mis en figure et s'engager dans l'action). La resensibilisation du soi est, en effet, une condition pour la mobilisation et l'action.

  1. Le corps-soi pour soutenir la fonction ça

Comment redonner la place au corps, voie d'accès à la fonction ça, condition sine qua non de l'ouverture à soi et au monde ? Kepner nous parle de « l'importance de l'arrière-plan sensoriel pour que se dégage une figure nette, sur laquelle puisse se baser le cycle de l'expérience »[5]. Pour sortir de cette dichotomie corps/esprit et aider les élèves à réhabiter leur corps, je les ai invités à éveiller leur awareness. Il s'agissait d'abord d'éveiller leur conscience corporelle. Je leur ai donc proposé des exercices de centration amenant détente physique (pour plus de flexibilité corporelle) et ancrage pour renforcer ce fond sensoriel indispensable à l'«autosoutien pour l'action »[6]. Ces exercices étaient toujours liés à la respiration, « élément unificateur » fondamental[7]. Je les invitais à prendre conscience de la forme de leur respiration, indice de leur état d'être et à fluidifier la respiration pour rendre les tissus plus vivants et éviter que certains restreignent leur respiration telle une défense pour étouffer les ressentis. Nous avons également travaillé le relâchement des tensions, la prise de conscience des points d'appui, de la forme du corps, de leur axe « terre/ciel ». Tout au long de l'expérimentation, j'invitais les élèves à accueillir les sensations sans les interpréter. Ainsi les élèves expérimentaient leur « awareness délibérée »[8]. Cette conscience réflexive, émergente de la conscience immédiate, est appelée consciousness[9], mais le mouvement entre ces états de conscience awareness/conciousness est circulaire[10], car, à l'inverse, la conciousness permet aussi d'aiguiser l'attention aux phénomènes corporels. Ainsi les élèves, invités à la consciousness, ont pu éveiller leur awareness. Prendre conscience de son corps est une étape ; le connaître, en assimiler les figures significatives est une autre étape qui aurait demandé beaucoup de temps. Alors, après ce pré-contact avec eux-mêmes, l'étape suivante, était de mettre des mots sur leurs ressentis.

  1. Partager ses ressentis

A la fin de l'expérimentation corporelle, pour augmenter davantage leur niveau de conscience, j'invitai chacun à verbaliser ses ressentis perçus durant l'expérimentation et/ou ses ressentis présents au moment où ils parlaient, ou l'absence de ressentis. Peut-être qu'une sensation ou émotion était présente, le début d'une figure qui se cherche. Cette étape est toujours délicate car elle risque par la conscience réflexive de redonner trop de place au mental au détriment du corporel et de l'émotionnel. J'étais très touchée par leur confiance, leur engagement, leurs difficultés, fière d'eux aussi ; engagée avec eux, pleinement là, consciente de ma respiration lente et ample, de chaque regard ou geste de l'élève qui parle ou ne peut pas parler.

Globalement, les élèves ont eu du mal à mettre des mots sur leurs sensations, mais beaucoup ont essayé : une tension, une lourdeur, une sensation de faim, de flottement. En revanche, portés par cette ouverture au corps, ils ont davantage exprimé ou montrer leurs émotions (joie, anxiété, excitation, tristesse…). Le mot émotion vient de ex-movere, se mouvoir vers l'extérieur ; l'expérience sensorielle devient, en effet, un mouvement vers l'environnement lorsqu'on lui permet de se développer. Quand le contact se rétablit avec le corps, des blessures émotionnelles peuvent être ravivées. En cette heure, l'émotion était, en effet, très présente. Il faut alors l'accueillir avec délicatesse. Moi-même, je n'étais plus dans une posture de sachant mais une attitude d'ouverture, invitant simplement à déplier le ressenti. J'essayais de relier ce qui se montrait corporellement et ce qui s'exprime verbalement. Chloé se cachait sous son manteau. Voyant son apparent manque d'intérêt, j'ai essayé de mettre davantage de conscience sur cette attitude en soulignant la posture de Chloé et en lui donnant la parole. Alors, se découvrant de son manteau, elle nous a dit : « Enfin ! … Moi je stresse depuis tout à l'heure ! / - Nous t'écoutons. Quelle est ton émotion ? / - J'ai peur. / Où est cette peur dans ton corps ? / - Dans mon ventre. / – Elle est comment dans ton ventre ? / - Comme un nœud ? ». Puis nous avons pris un temps pour amener sa respiration dans son ventre et défaire ce nœud. Je crois que « ma présence affective incarnée »[11] les a aidés à se livrer. Plus j'étais ancrée, connectée à mes ressentis, totalement là avec eux, et plus je les invitais à être là et à ressentir par eux-mêmes. Pour Max, c'était le « rien ». Je proposais à certains d'utiliser des métaphores, car les images permettent souvent d'exprimer les émotions indicibles. Max imaginait un désert. Puis il nous dit que le vide se situait dans son cœur, qu'il ressentait de la solitude. Le groupe a peut-être pris sa forme dans ce moment en suspension, l'écoute collective à son paroxysme. Je sentais que, dans cette intimité, je livrais une manière d'être au monde plus authentique que ma posture d'enseignante qui parfois m'éloigne de moi, d'eux. Ainsi était créé le contexte où « ça » peut advenir et le nouveau peut surgir.

  1. Emotionnalité groupale : le surgissement du nouveau.

Ainsi l'accès aux sensations corporelles a suscité beaucoup d'émotions, qui entraient en résonances les unes avec les autres. Ainsi, une atmosphère s'est créée, quelque chose qui échappe, « nous place du côté d'un indifférencié en voie de différenciation »[12]. Existe-t-il un self groupal ? « La rencontre de plusieurs personnes crée une globalité, un système, un champ »[13]. Le self est « une force vivante et agissante (…) n'agit que s'il y a rencontre avec l'environnement ». Selon Delacroix, une forme peut émerger dans le groupe et mettre en mouvement des gestalts inachevées, à condition qu'il y ait eu la constitution d'un fond groupal, « ce terreau à partir duquel vont émerger des formes significatives, des façons d'être ou de faire », émergence favorisée par la multiplicité des interactions. Une forme dans le groupe a, en effet, émergé : celle de l'intimité, peut-être même la confiance. On les autorisait enfin à se connecter à leur corps, leurs ressentis sans attente de résultats. Je laissais le bouillonnement émotionnel jaillir. Un plein contact s'instaurait entre des Je et des Tu. Chaque ça individuel a affecté le groupe, a permis à nombre d'élèves de se connecter lui-même à ses ressentis. L'anxiété de certains à partager leurs ressentis a pu paradoxalement renforcer l'intimité du groupe. L'émotionnalité groupale amènerait-elle chacun à conscientiser ses formes névrotiques ? Ou serait-ce un élargissement de la conscience qui mène au-delà de la forme névrotique ? Ma présence discrète, bienveillante et non directive a peut-être permis cet espace d'interpénétration. Nous avons co-créé une atmosphère propice au dévoilement. Alors certains ont pu mobiliser leur fonction JE, sortant de la confluence. On est alors passé « du ça parle malgré moi » à « je parle par choix »[14]. Le fond groupal s'est alors réajusté ; la différenciation s'est opérée, permettant l'affirmation de soi. Ainsi Tom a affirmé son sentiment de joie et de liberté.

II.Accompagner le choix et l'engagement (phase 2 du projet)

Dans la deuxième phase du projet, les élèves devaient choisir le thème du texte lyrique dans lequel ils allaient livrer leurs émotions personnelles.

  1. Principe de responsivité : le renoncement du sauveur

Dans cette phase de choix, selon le principe de responsivité[15], j'ai adapté une posture d'adaptation au champ, entre observation, souplesse et acceptation. J'ai observé ceux qui se lançaient spontanément dans une direction et ceux qui, paralysés devant ce choix, cet engagement, restaient devant leur page blanche. J'ai profondément accepté à ce moment-là d'être imparfaite et de tolérer l'imperfection autour de moi : « Je ne pourrai pas aider tout le monde ». Alors le renoncement du « sauveur » prit forme, poussé par un désir profond d'équité, confiante en mes élèves pour m'aider à soutenir ceux qui en auraient le plus besoin, selon un principe de co-responsabilité. Laisser faire le processus et jouer la musique avec les notes données par la situation. « S'installer sur le bord de l'être, à la jointure, là où se croisent les multiples entrées du monde »[16].

  1. « Etant là » : tolérer l'informe mais s'engager

J'ai accepté alors de rejoindre certains élèves en difficulté là où ils étaient à cet instant, sans vouloir absolument les tirer vers le haut. Lâcher l'impératif de résultat, la rigidité du cadre et plonger dans chaque expérience singulière. J'ai alors décidé au départ de ne donner aucune consigne d'écriture, d'expérimenter cette totale liberté avec les élèves. Cette posture me demandait de tolérer « l'informe »[17], retrofléchir des élans d'actions de professeur qui cherche à aider et clarifier. Ne pas attendre « une forme claire »[18]. Ainsi, par cette posture, j'incitais aussi mes élèves à faire de même : s'ouvrir au nouveau et à l'imprévisible. J'essayais de rester en awareness et ne pas passer en consciousness prématurément. Laisser l'ouverture possible en étant ni en soi, ni hors de soi mais dans cet « entre là », cet « entrelacs des perceptions et du sentir »[19]. Et en habitant pleinement ma position, entre prise de risque et bienveillance, j'autorisais ainsi l'autre à s'engager, à oser. Ainsi Tom s'est lancé dans un texte fulgurant sur sa relation passionnelle et charnelle avec sa petite amie. Je pratiquais l'épokè, suspension de tout jugement, pas un retrait mais « une immersion totale et engageante»[20].

Dans cette phase de pré-contact du projet d'écriture, je devais être à la fois focalisée sur le processus en cours des élèves, mais aussi en awareness de mes résonances sans que rien ne viennent faire figure pour le moment, dans une perception phénoménologique mouvante, entre awareness et consciousness, ouverte à ce qui se déroulait, et non pas ce qui devait se dérouler. Etre là simplement. Mathis veut écrire sur l'injustice. Je sens une excitation certaine. Nous sommes dans un champ inter-subjectif. La révolte m'habitant en cette expérimentation, je veille à ne pas parler à sa place, lui laisser donner la forme qu'il souhaite à sa propre révolte sociale. Puis, dans une conscience plus réflexive, je lui propose parfois des hypothèses : « Est-ce un hymne à la tolérance ? » ; je lui dévoile aussi mon sentiment de colère face à la société ; « j'offre mes résonances »[21]. Flavie, les larmes aux yeux, veut écrire sur la famille mais rien ne vient. Intervenir peu, me mettre en creux pour permettre à l'autre de se sentir et laisser émerger ce qui reste dans le fond. Je perçois, en moi, l'infiltration de micro-champs qui appartiennent au passé. Je projette sur elle une enfant blessée. Mon awareness était alors mobilisée autour d'une intuition. Je ressens alors la présence de cet enfant, mais je ne le laisse pas prendre figure pour le moment. J'ai en tête le « Être le là » d'Heidegger, « être en avant de soi, vers ce-qui-peut-surgir, sorte de foi dans l'avenir »[22], en suspens. Même si mon ici-maintenant contenait à la fois mon passé d'enseignante, mon passé d'enfant créatif étouffé, mon présent dans cette observation sensible et mon futur immédiat porté par cette foi en l'avenir, ma posture était extrêmement mobile, ouverte aux possibles. Comme dit Anne Chrétien, cet être-là est en réalité toujours en mouvement ; il vaudrait mieux parler de notre « étant-là ».

  1. Soutenir et co-construire

Dans cette phase de choix délicate, j'ai essayé « d'être avec » dans cet exercice de dévoilement. J'aidais certains, désemparés devant l'absence de consignes, à faire émerger leurs idées et la forme de leur texte, pour qu'ils travaillent leur auto-soutien. J'étais alors un peu plus contenante, mais la contenance n'est pas la contention. Devant la grande difficulté de certains à s'engager, j'ai essayé de co-construire avec eux, dans le dialogue, pour donner sens au projet. Je leur posai des questions sur ce qu'ils aimaient ou détestaient; parfois je leur proposais d'écrire toutes les idées qui venaient ou déplier le thème choisi. Et je leur demandais ce qu'il ressentait là, devant leur page blanche. Je les invitais à l'awareness en leur rappelant les outils expérimentés pour faire émerger leur choix, et se charger en énergie. J'essayais d'être au plus près de l'expérience de l'autre sans l'envahir, en restant en awareness pour ne pas projeter mes peurs et mes désirs sur lui. Par exemple, Théo est un élève brillant et perfectionniste qui n'exploite pas ses capacités. Je peux être ainsi parfois. Je veille à ce moment-là à ne pas projeter sur Théo la peur d'échouer. Mais parfois, la projection permet l'empathie, l'aller-vers. J'aurais pu me dévoiler à ce moment-là pour mettre en mouvement ce personnage rigide de clown de la classe qui défléchit et retrofléchit par le rire, dans une alternance entre sourire espiègle et regard triste. Mais je me suis contentée de décrire ce qu'il se passait : « Je te vois sourire et faire des blagues mais je vois que tu n'écris rien. C'est difficile pour toi ? ». Par déflexion, Théo décide d'écrire sur le kebab sans aller vraiment au bout de cette proposition loufoque. Ne pas proposer du même, ne pas entrer dans contact proposé, ce qui empêcherait la nouveauté. Ce jour-là, Théo ne fera aucun choix. Je l'accueille là où il est. Je lui propose d'y réfléchir tranquillement chez lui. A la séance suivante, il amènera le thème du foot. Déflexion ? Mais ce sport compte vraiment pour lui. Il écrira son texte très rapidement, un poème plein de rires à son image. Mais, je devais trouver une solution pour qu'il utilise son énergie le reste de l'heure pour créer et non déconcentrer les autres. Alors je lui demande, plus confrontante, contenante, avec un « soutien-handing »[23]: « Qu'est-ce que c'est le rire pour toi ? Il y a quelque chose de profond derrière ça ? Comment c'est pour toi de toujours apparaître à travers ce rire ? Tu pourrais peut-être nous écrire quelque chose sur ça ? ». Et là, porté par sa première réussite, Théo accepte.

III.Ecrire un texte lyrique : « l'art comme un anti-destin »

Devant la création, on se heurte souvent aux angoisses existentielles. La page blanche est bien encombrée par nombres de modèles, références, mais aussi par de nombreuses résistances qui empêchent l'écrivain tremblant, tiraillé entre liberté et responsabilité. Dans cette phase d'écriture, j'avais décidé d'être aux côtés de ceux qui restent paralysés devant cette page blanche, confiante en la solidarité du groupe.

  1. Le corps face à la page blanche encombrée : angoisses existentielles et interruptions du contact

Trois élèves, Léo, Max, Luc, ont été rigidifiés par des mécanismes de régulation qui venaient paradoxalement les soutenir dans leurs difficultés. Je regardais chacune de ces perturbations du contact comme de belles créations singulières. Le premier mécanisme de régulation observé est l'introjection, ou plus exactement l'introjet, ce qui résulte du processus d'introjection par lequel on enregistre et répète des comportements non assimilés. Même si l'introjection est un bel et nécessaire mécanisme dans les apprentissages, les « il faut » peuvent parfois gouverner notre manière d'être et devenir « je peux » ou « je ne peux pas ». Léo, Max, Luc ont sûrement introjecté : « Il ne faut pas dévoiler ses émotions» et « je ne peux pas réussir à l'école ». Alors je les accueille dans cette réalité qu'ils se sont construite et nous clarifions ensemble ces croyances préétablies pour laisser place au nouveau. A leurs côtés, je leur rappelle la confiance que j'ai en eux.

L'autre mécanisme de régulation devant cette page blanche, c'est la retroflexion. Le principal mode de retroflexion observé ici est le self-control, un mouvement d'aller-vers inachevéqui est physiquement maîtrisé. Les muscles sont bien mobilisés, mais la décharge n'a pas lieu. Derrière cette retroflexion, on trouve deux forces antagonistes, causes de tension ou immobilité : ici, une partie dit : «Exprime tes émotions» et l'autre : «Ne les exprime pas». Un simple relâchement de la tension est insuffisant ; il faudrait que les deux parties deviennent conscientes, assimilées. La posture de Max, Luc et Léo est d'ailleurs très révélatrice (les épaules rentrées, le cou penché en avant, les joues rouges, le regard fuyant, le corps en tension). Alors j'essayais de rester dans le « Comment ? » et non « Pourquoi ? » en aidant les élèves à prendre conscience de leurs manifestations physiques (cf.III.2).

Le mécanisme de régulation qui a été pour moi le plus difficile à accompagner est l'égotisme de Max qui voulait parler de la solitude, incapable de s'abandonner. Je sentais que quelque chose était présent entre nous. Dans le silence de Max, quelque chose ne prenait pas forme. « Je te propose d'essayer de sentir ce qu'il se passe »…ça ne se dit pas…pas en cinq minutes…pas là, à côté des autres. Nous sommes graves tous les deux dans cet implicite intense … hésitants. Puis, devant l'heure qui tourne, je passe en mode JE : je laisse la figure qui ne peut apparaître, j'atténue l'intensité et je propose à Max de s'engager dans un autre thème moins lourd. Il finit par choisir l'amitié. Déflexion pour lui, pour moi ? Mais l'amitié au moins, elle, ne le déçoit pas. Il n'écrira que quelques lignes. Je me sentais entre frustration, soulagement et sentiment d'échec. Il faudra que je travaille cette culpabilité. Après coup, je me suis dit que j'aurais pu lui proposer de lâcher cet impératif d'écrire, juste s'autoriser à sentir. J'aurais pu davantage nommer le flou, me dévoiler en lui partageant ma culpabilité à le mettre dans cette situation impossible, mon sentiment de solitude face à lui. « Accompagner le vécu de cet inassimilable ». Prendre le risque de ne pouvoir donner du sens à l'expérience, « tenir ce flou ensemble »[24].

  1. De la fonction ça à la fonction JE

Durant la récréation, je suis restée aux côtés de Luc, paralysé devant sa feuille blanche pour découvrir ce qu'il se produisait dans ce processus de contact. Je lui proposai de revenir à son corps et ses ressentis pour faire le vide … fertile, se rendre disponible au surgissement des mots[25]. Je l'invitai à changer de posture pour retrouver sa dignité et sentir son alignement entre terre et ciel. J'incitai Luc à ne pas comprimer le corps et lui permettre d'accueillir toute l'énergie nécessaire au déploiement dans l'action et la laisser se propager à travers les tissus pour plus de flexibilité. Alors le fond s'élargit pour Luc jusqu'à ce qu'une figure émerge. Il me dit : « En fait, j'ai peur. J'ai peur de ne pas y arriver, de ne pas être à la hauteur ... / - Est-ce que tu sens cette peur dans ton corps ? / – Oui, dans mon cœur ? / – Comment c'est dans ton cœur ? /– Il bat vite … Il y a de la colère aussi … / - Ah bon ? De la colère contre quoi ? Contre qui ? / – Parce que ma page est blanche. J'ai des idées mais elles ne veulent pas sortir. /– Mais tes idées sont là … Qu'est-ce que tu lui dirais à cette peur ? / – Va-t-en ! Laisse-moi avoir confiance … (silence) /- Qu'est-ce qu'elle te fait cette peur ? /– Elle me paralyse … (Silence) /– Ferme les yeux ; reviens à ta respiration ; observe son parcours … Ton cœur bat-il toujours aussi vite ? / – Non, il ralentit … / - Reviens à tes points d'appui … » Luc est très concentré et revient vraiment à lui. Je lui demande alors quelle forme pourrait prendre cette peur, s'il y a une image qui lui vient. Et là, il me dit : « Il y a un mur devant moi. » Alors, en mode JE, je décide de lui faire explorer ce mur par une visualisation. « Comment est-il ce mur ? / - Il y a une porte. / - Tu peux l'ouvrir ? / - Non. / - Qu'est-ce que tu peux faire ? Qu'est-ce que tu veux faire ? /- Il faut détruire le mur. / - Ok. Alors, détruis-le. » Luc, en mode JE, « le ça de la situation, se dissolvant en possibilités »[26], a passé quelques minutes à détruire ce mur. La destruction est souvent nécessaire à la mobilisation du JE. Puis j'ai pris soin du silence pour lui laisser le temps d'intégrer l'expérience, car cette visualisation n'est pas seulement un idéal inaccessible mais une préparation à l'accès à un réel nouveau. J'ai alors proposé à Luc d'écrire sur ce qu'il venait de vivre pour assimiler ce nouveau dans sa fonction personnalité, et il a accepté. Dans ce moment de co-construction avec Luc, nous avons été en plein contact. Mais je crois que Luc a été aussi en plein contact avec lui. Parfois la création jaillit d'une angoisse et la sublime à la fois. L'écriture permet la transformation du regard que l'on porte sur soi et sur le monde.L'accompagnement gestaltiste dans l'écriture, telle une maïeutique socratique, permet alors à une personne d'accoucher de sa vérité. Il m'aurait fallu évidemment beaucoup plus de temps avec Luc pour aller au bout de ce processus de transformation, mais l'imaginaire a commencé à élargir le champ des possibles. C'est peut-être la différence entre le changement et la transformation, car les expérimentations ne prennent sens que réinvesties dans l'expérience. L'expérimentation avec Luc pourrait être considérée comme transformatrice si la globalité de l'être en a été transformée et que cette transformation change la réalité quotidienne de Luc.

  1. Détruire pour créer : rendre visible l'invisible ou « matérialiser l'informe vécu ».

Ainsi on détruit pour créer, déconstruire les représentations qui figent le flux de l'expérience, et céder la place à l'ajustement créateur. La création consiste à explorer ce qu'il se passe, s'aventurer au-delà des frontières connues et prendre des risques pour découvrir une forme singulière. Est-ce la création qui soutient la démarche gestaltiste ou l'approche gestaltiste qui soutient la création et libère la créativité ? Je défendrais les deux affirmations. Dans cette expérience esthétique qui invitait les élèves à développer leur créativité, ces derniers ont pu expérimenter une manière d'être au monde différente, parfois apporter plus de fluidité dans leur façon d'entrer en contact et entrer dans un processus de réalisation de soi. Malraux considérait l'art comme un « anti-destin »[27], et en effet la création peut permettre à certains élèves de résister aux limitations, lever des barrières qui pourraient les enfermer dans une manière d'être. Mon accompagnement gestaltiste a pu permettre à certains d'écrire et de s'autoriser à exprimer leurs ressentis. La création permet de « capter les forces de l'environnement, faire émerger des présences, protester de sa propre existence (…) face à ce qui nous limite, nous absente de la vie »[28]. Transformer sa relation à l'écriture, c'est transformer sa relation au monde. La créativité n'est pas une fin en soi, mais elle permet une mise en mouvement ou même une prise de conscience de soi et du monde dans le contact. En accompagnant les élèves à dépasser leurs difficultés dans l'écriture ou fluidifier leurs mouvements de contact, je les invitais à transformer les « il faut » en « je peux ». Mettre en mots l'expérience, « matérialiser l'informe vécu », rendre visible l'invisible pour pouvoir dépasser les freins du déploiement du self.

CONCLUSION

La Gestalt va au-delà de la méthode philosophique d'Husserl pour ramener la phénoménologie dans la relation, la vie. L'expérience de l'awareness auprès des élèves a été menée pour éveiller la conscience aux phénomènes en cours, mais aussi dans une optique de changement, d'ouverture à soi et au monde, dans l'espoir d'aider un jeune à trouver sa propre vérité. Le premier temps de la phénoménologie est celui de la reconnaissance de ce qui se révèle de soi-même, mais la deuxième étape, portée par la Gestalt, est fondamentale : c'est la construction d'une signification nouvelle, au nom de l'autonomie, la responsabilité et la liberté. Restaurer un continuum « awareness-consciousness » à l'école pourrait permettre aux élèves de l'expérimenter dans la vie quotidienne pour pouvoir exploiter au mieux les capacités d'éveil, de créativité que nous offre la vie. La conscience réflexive est une « capacité à se penser, à penser ses liens, et à engager un travail de sens, éléments fondamentaux du sentiment de continuité existentielle »[29]. Dans cette expérimentation à la fois esthétique et éthique, j'ai apprécié l'autre dans ses potentialités futures, espérant insuffler la confiance. La Gestalt est un engagement social. Il permet aux personnes, en développant le contact avec eux-mêmes et avec le monde, de récréer leur vie, au-delà des limitations existentielles et sociales. Travailler sur le self groupal a un pouvoir transformateur au niveau du groupe restreint mais aussi du groupe social et humain : mettre en mouvement les élèves, futurs citoyens, vers plus de conscience, c'est mettre en mouvement la société.

Je crois que j'ai la foi en l'humanité. La foi, « c'est savoir, au-delà de la simple conscience que si l'on fait un pas de plus ; il y aura bien un sol sous nos pieds »[30]. Mais ce sol qui nous porte n'est pas comme cette main qui nous sauve et nous emporte dans une direction ; non, ce sol est tissé, mouvant, co-construit dans la relation, comme un tremplin qui peut nous redonner de l'élan lorsque nous nous sentons trop lourds … Lorsque j'écris ces phrases, je suis émue mais pas triste. Je fais le deuil de l'enseignement. Mais, en devenant gestalt-praticienne, ouverte à « l'énigme de la rencontre » qui prend l'allure « d'une danse qui s'invente pas à pas »[31], je garderai ces aspirations, celles de permettre à des personnes de trouver leur voie,se recréer en élargissant son champ de conscience.

Audrey Voirin

Spectacle de slams que j'ai mis en scène avec des collégiens et lycéens (autour de l'expression des émotions, l'engagement artistique et politique), à l'image de l'expérimentation ci-dessus :

https://www.youtube.com/watch?v=g8T-L_l8YgA


[1] Masquelier-Savatier Chantal, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie – ed. InterEditions 2015

[2] Ibid.

[3] Mairesse Yves - « Réflexions autour de l'awareness en PGRO »– in Awareness, esquisses pour un concept - Cahiers de Gestalt Thérapie n°27

[4] Robine Jean-Marie – Gestalt-Thérapie : La construction de soi – éd.L'Harmattan 1997

[5] Kepner James, Le corps retrouvé en psychothérapie – éd.L'exprimerie 2015

[6] Kepner James, op – cit. , p.150

[7] Delacroix Jean-Marie, op – cit. , p.270

[8] Masquelier-Savatier Chantal, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie – ed. InterEditions 2015 – p.220

[9] Terme employé par les Gestalt-psychologues

[10] Ibid.

[11] Mairesse Yves, op – cit. , p.49

[12] Gateau-Bouchard Laurence, op – cit. , p.93

[13] Delacroix Jean-Marie, op – cit. , p.308

[14] Ibid. p.326

[15] Parlett Malcom, « Réflexions sur la théorie du champ », trad.franç. in Cahiers de Gestalt-thérapie, n°5, 1999

[16] Merleau-Ponty cité par Gateau-Bouchard Laurence, op – cit. , p.94

[17] Mairesse Yves, op – cit. , p.45

[18] Ibid.

[19] Jean-Marie Robine cité par Gateau-Bouchard Laurence, op – cit. , p.93

[20] Dan Bloom – « Les animaux sentent, les personnes savent – Awareness-consciousness en gestalt-thérapie »

– in Awareness, esquisses pour un concept - Cahiers de Gestalt Thérapie n°27

[21] Mairesse Yves, op – cit.

[22] Chrétien Anne - op – cit.

[23] Winnicot Donald – Processus de maturation chez l'enfant – éd.Payot 1989

[24] Gateau-Bouchard Laurence, op – cit. , p.94

[25] BilleterJean-François , Un paradigme – éd.Allia 2017

[26] PHG – Gestalt thérapie, op – cit. , p.251

[27] Malraux André cité par Vanoye Francis, op – cit.

[28] Vanoye Francis, LA GESTALT, thérapie du mouvement – éd.Tèraèdre 2012 – p.221

[29] Ibid.

[30] La foi selon Goodman dans Gestalt-thérapie, cité par Chrétien Anne - op – cit.

[31] Gateau-Bouchard Laurence, op – cit. , p.96

BIBLIOGRAPHIE

Awareness, esquisses pour un concept - Cahiers de Gestalt Thérapie n°27:

-Bloom Dan – « Les animaux sentent, les personnes savent – Awareness-consciousness en gestalt-thérapie »

-Mairesse Yves – « Réflexions autour de l'awareness en PGRO »

-Chrétien Anne – « En awareness, à la fine pointe de l'éveil »

-Gateau-Bouchard Laurence– «Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'… Dans l'en vers du, des corps »

BilleterJean-François , Un paradigme – éd.Allia 2017

Delacroix Jean-Marie, La troisième histoire – Patient-psychothérapeute : fonds et formes du processus relationnel – éd. Dangles 2006

Kepner James, Le corps retrouvé en psychothérapie – éd.L'exprimerie 2015

Masquelier-Savatier Chantal, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie – ed. InterEditions 2015

Perls Fredericks, Ralph Hefferline, Paul Goodman - Gestalt thérapie – éd.L'exprimerie 2001

Vanoye Francis, LA GESTALT, thérapie du mouvement – éd.Tèraèdre 2012

Vanoye Francis, Gestalt-thérapie – Pour une esthétique de l'existence – éd.Armand Colin 2014

ANNEXES

Extraits des textes lyriques des troisièmes - Voir fichier numérique

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Écrit par

Audrey Voirin

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