L’ombre des générations : quand la culpabilité traverse le temps

La psychanalyse nous montre que certaines culpabilités ou angoisses viennent de plus loin : elles se transmettent, silencieusement, d’une génération à l’autre. Cet article explore comment ces héritages psychiques pèsent sur notre vie — et

22 MAI 2025 · Lecture : min.
L’ombre des générations : quand la culpabilité traverse le temps

Et si vous portiez, sans le savoir, une histoire qui n'est pas la vôtre ?

Entre silence, héritage et inconscient familial

Dans le cadre de ma pratique psychanalytique, je rencontre régulièrement des personnes traversées par un malaise étrange, une culpabilité sourde, un sentiment de devoir envers les autres, ou une impression de faute... sans faute. Elles se sentent en dette, mais ne savent pas exactement envers qui, ni pourquoi.

Elles sont souvent animées par une volonté d'être irréprochables, loyales, fidèles à quelque chose... mais ce "quelque chose" reste flou. Parfois, elles ont le sentiment d'avoir toujours été là pour réparer, pour consoler, pour porter. Et si cette dette n'était pas la leur ? Et si leur souffrance était aussi l'écho d'une histoire plus ancienne ?

La psychanalyse nous apprend que certains traumatismes se transmettent sans avoir été vécus directement. On peut souffrir sans savoir d'où cela vient, tout simplement parce que l'histoire de nos parents, de nos grands-parents, a laissé des traces dans notre inconscient. Il ne s'agit pas d'un destin figé, mais d'un héritage psychique souvent silencieux... et donc d'autant plus agissant.

Freud, et l'idée d'une culpabilité ancestrale

Freud, dans Totem et Tabou, évoque déjà cette idée que les conflits et les interdits d'une génération peuvent être transmis aux suivantes. Il parle d'une culpabilité primitive, originaire, inscrite dans la structure même de l'inconscient collectif. Pour lui, rien dans nos actes, nos rêves ou nos lapsus n'est laissé au hasard : tout a une cause psychique, souvent enracinée dans l'histoire infantile… mais aussi dans l'histoire familiale.

Freud a ainsi ouvert la voie à l'idée que les névroses parentales influencent profondément la vie psychique de leurs enfants. Cela ne signifie pas que tout est déterminé, mais que certaines souffrances peuvent se répéter si elles n'ont pas été mises en mots, digérées, symbolisées.

Le fantôme dans l'inconscient : Abraham et Torok

Ce sont les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok qui ont donné une forme plus concrète à cette transmission silencieuse. Ils parlent de "fantômes psychiques" : des traces d'un traumatisme non élaboré, d'un secret non dit, qui hantent l'inconscient des générations suivantes.

Ils expliquent que lorsqu'un traumatisme n'a pas pu être verbalisé par une génération, il est parfois "crypté", c'est-à-dire mis de côté dans un recoin de l'inconscient, qu'ils nomment la crypte psychique. Mais ce qui est enfoui n'est pas inoffensif : le non-dit, le secret ou la douleur refoulée peut alors s'introduire chez un descendant, comme un fantôme invisible, et produire des effets : anxiété, inhibition, symptômes inexpliqués, sentiment de faute, rêves récurrents, troubles obsessionnels…

Ce travail du fantôme est silencieux, mais puissant. L'individu peut alors se sentir lié à un devoir, à une dette, sans comprendre exactement de quoi il s'agit. Il agit, souffre, répète, avec la sensation d'être empêché, de ne pas être pleinement libre.

Un exemple littéraire : Un secret de Philippe Grimbert

Afin d'illustrer la question de la transmission de la dette et de la culpabilité, je propose une relecture de roman « Un secret » de P. Grimbert. Il est question ici d'un secret familiale autour des parents du narrateur. Ce secret est d'abord celui d'un enfant mort en déportation, mais aussi celui de la tragique histoire d'amour de ses parents.

P. Grimbert parle de sa propre enfance et explique que bien qu'il n'ait pas eu connaissance du secret, il en a porté le poids inconsciemment. Cela se retranscrira par la maigreur de son corps et par l'idéalisation d'un grand frère imaginaire auquel il s'identifie. En effet, le fantasme du grand frère imaginaire peut être perçue comme une formation de compromis autour d'un désir de savoir et aussi d'un besoin de protection face au vide que creuse le secret. Le petit garçon cherche à s'identifier à un frère absent et dont il ignore l'existence et le destin afin combler un manque et aussi trouver un sens à ses éprouvés.

On perçoit clairement dans ce roman que le traumatisme des parents, bien qu'inexprimé, se transmet de manière inconsciente à leur enfant. Le fantôme est là, bien loger dans l'inconscient de l'enfant. Ce dernier hérite de la mort, de l'absence, de la culpabilité et de la honte. Car les parents du narrateur porte plusieurs culpabilités profondes. D'abord celle d'avoir survécu à la guerre, mais aussi celle de la trahison faite à leur conjoint respectifs avant d'être ensemble et la mort de l'enfant lié à tout cela. Leur seule défense contre cette culpabilité insupportable est le silence, mais ce silence va accompagner leur petit garçon tout au long de son développement psychique.

C'est une amie de la famille qui brisera le secret et mettra en mots le traumatisme familial. La vérité sera progressivement révélée au narrateur. En d'autres termes, il va revivre symboliquement les souffrance de sa famille et enfin pouvoir trouver une compréhension libératrice qui marquera un véritable tournent dans sa vie. Cette libération va lui permettre de chercher à se reconstruire et à poursuivre sa propre histoire.

P. Grimbert écrit : « J'avais porté, sans le savoir, le poids de leur faute, endossé l'héritage de leur silence. » C'est ce que je constate souvent en séance : un patient qui souffre d'une douleur dont il ignore l'origine. Parfois, ce qu'il exprime ne lui appartient pas tout à fait. C'est le reste d'une mémoire familiale transmise malgré elle.

Pourquoi consulter ? Pour sortir du silence et retrouver sa voix

Lorsqu'on hérite d'une culpabilité qui ne nous appartient pas, il est difficile de s'en libérer sans en comprendre l'origine. La psychanalyse propose un espace où ce qui était tu peut enfin être entendu. Non pour rejeter, ni pour accuser, mais pour traduire une souffrance qui cherche depuis longtemps à être reconnue.

Ce travail permet :

  • de remettre du sens là où il n'y avait que du malaise ;
  • de reconnaître les loyautés invisibles que nous entretenons envers les figures parentales ou ancestrales ;
  • de retrouver sa propre histoire, dégagée du poids des histoires qui ne sont pas les nôtres.

De la transmission à la transformation

Comprendre ce que l'on porte, c'est déjà commencer à s'en libérer. Il ne s'agit pas de nier les liens familiaux, mais de les réécrire autrement, avec plus de liberté. Ce que Un secret montre si bien, c'est qu'une parole peut rompre le cycle, qu'un récit peut remplacer le silence, et que la vérité peut réparer là où le non-dit a blessé.

Comme psychanalyste, je ne cherche pas à "savoir à la place de". Mais j'accompagne celles et ceux qui veulent entendre ce qui les habite sans se dire, pour que leur histoire psychique devienne un peu plus lisible — et surtout, plus vivable.

Si vous avez le sentiment de porter un poids qui ne vous appartient pas tout à fait, que vous cherchez à comprendre une culpabilité ou une répétition, peut-être est-il temps de commencer à en parler. Un pas après l'autre, à votre rythme.

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Écrit par

Céline Durand

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Bibliographie

  • Freud, Métapsychologie (1915), S. Freud, Gallimard (1968)
  • Le Ça et le Moi, S. Freud (1923), Payot (2010)
  • Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, S. Freud, 1933, Folio Essais (1992)
  • L'écorce et le Noyau, N. Abraham et M. Torok, Paris Flammarion (1987)
  • Un secret, P. Grimbert, Grasset & Fasquelle (2004)

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