Quand l’amour maternel devient prison du Moi

On parle souvent de "narcissisme" à tort et à travers, pour désigner l’égoïsme ou l’amour de soi excessif. Mais derrière le mythe de Narcisse se cache une histoire bien plus complexe — et profondément humaine.

22 MAI 2025 · Lecture : min.
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Narcisse ou l'enfant resté seul dans le regard de sa mère

Quand l'amour de soi masque une solitude plus profonde

On parle souvent de "narcissisme" à tort et à travers, pour désigner l'égoïsme ou l'amour de soi excessif. Mais derrière le mythe de Narcisse se cache une histoire bien plus complexe — et profondément humaine.

Narcisse est ce jeune homme dont la beauté attire tous les regards, mais qui reste insensible à l'amour des autres. Jusqu'au jour où, se penchant sur une source, il tombe amoureux… de son propre reflet. Il ne s'en relèvera pas.

Mais avant cela, il y a Liriopé, sa mère. Une nymphe d'une grande beauté, violée par un dieu, qui donnera naissance à Narcisse. Un fils conçu dans la violence, élevé dans l'ombre d'un amour maternel peut-être trop fusionnel, ou au contraire trop distant. Le mythe ne nous dit pas tout, mais il nous laisse entendre que Narcisse n'a jamais réellement rencontré l'autre. Peut-être parce qu'il n'a jamais été vraiment vu.

Quand le regard de la mère est absent, trop exigeant, ou trop centré sur elle-même, l'enfant peut rester figé dans une image idéale, sans pouvoir se reconnaître comme sujet à part entière. Il grandit sans miroir vivant, sans altérité, enfermé dans un lien qui ne lui permet pas de devenir lui-même.

En consultation, je rencontre parfois des adultes qui, comme Narcisse, ont grandi dans cette solitude affective profonde. Ils ne manquent pas d'intelligence, de sensibilité ou de désir. Mais ils ont appris à se replier sur eux-mêmes pour survivre. À se montrer forts, brillants, impeccables… sans jamais vraiment se sentir aimés.

La psychanalyse offre un espace pour revisiter ces liens anciens. Non pour les condamner, mais pour les comprendre. Pour remettre du vivant là où il y a eu du figé. Pour redonner à chacun la possibilité d'un regard neuf sur lui-même.

Pour aller plus loin :

Le destin de Narcisse dans l'ombre de Liriopé

Le mythe de Narcisse est souvent invoqué pour parler d'égocentrisme ou d'amour-propre excessif. Pourtant, ses racines symboliques vont bien au-delà d'un simple miroir. En revisitant l'histoire à la lumière de la psychanalyse, on découvre une dimension plus profonde : celle d'un enfant figé dans un lien maternel non différencié, incapable d'accéder à l'altérité, à l'amour de l'autre — et donc, à lui-même.

Une naissance marquée par la violence

Dans Les Métamorphoses d'Ovide, Narcisse naît du viol de la nymphe Liriopé par le dieu-fleuve Céphise. Dès sa conception, l'histoire se teinte de douleur et d'absence : le père est violent et fuyant, la mère livrée à un destin imposé. À sa naissance, Liriopé consulte un oracle : « Il atteindra la vieillesse, pourvu qu'il ne se connaisse pas. » Cette prophétie étrange, énigmatique, scellera le destin du jeune garçon.

Narcisse devient un adolescent d'une beauté remarquable. Tous l'admirent, tous l'aiment — mais lui reste froid, distant, insensible à l'amour. Ce refus systématique déclenche la colère de la déesse Némésis, qui le condamne à tomber amoureux… de lui-même. Un jour, se penchant sur une source, il découvre son reflet et en tombe éperdument amoureux. Ne pouvant se détacher de cette image qu'il ne peut atteindre, il se laisse mourir, consumé par un amour impossible.

Une mère dans le miroir : Liriopé, figure silencieuse mais centrale

Le mythe parle peu de Liriopé. Mais son ombre plane. On peut imaginer que le lien mère-enfant ne s'est pas constitué dans la sécurité d'un échange vivant et différencié. Peut-être Liriopé, encore marquée par le traumatisme du viol, a-t-elle investi son fils comme prolongement narcissique d'elle-même — une manière de retrouver, à travers lui, sa propre beauté, sa propre valeur.

Lorsque l'enfant devient le miroir de la mère, il peine à devenir lui-même. Si l'amour maternel est trop fusionnel, trop centré sur l'image, l'enfant risque de ne pas accéder à sa subjectivité propre. Il peut grandir dans une sorte de brume affective, entre sur-idéalisation et absence d'empathie véritable.

Le reflet manquant : un Moi sans altérité

Freud, Lacan, Winnicott et Bion ont montré combien l'image de soi se construit dans la rencontre avec le regard de l'autre. Chez l'enfant, le visage de la mère joue ce rôle de miroir : c'est dans ce reflet vivant, réactif, empathique que le Moi se forme peu à peu. Mais si ce miroir est vide, ou déformant — si le regard de la mère est absent, non aimant, ou trop exigeant — alors quelque chose dans la construction du Moi échoue.

Lacan parle du stade du miroir comme d'une étape clé dans la constitution du Moi : l'enfant se reconnaît dans une image unifiée, mais seulement si ce reflet est soutenu par le regard de l'Autre. Winnicott, de son côté, insiste sur la nécessité d'un environnement « suffisamment bon » — une mère qui contient, qui répond, qui accompagne. Bion évoque la "capacité de rêverie" : cette aptitude maternelle à accueillir et transformer les émotions brutes de l'enfant.

Dans le cas de Narcisse, on peut supposer que ce processus a été entravé. Son image n'a pas été reflétée dans un regard vivant, mais figée dans un idéal : être beau, être aimé, mais à condition de rester immobile, d'appartenir à sa mère. Dès lors, toute tentative de lien avec un autre réel devient impossible. Aimer l'autre, ce serait risquer de perdre l'amour de la mère.

Une mère absente… ou trop présente ?

À cela s'ajoute l'histoire originelle de la conception de Narcisse : l'acte de violence subi par Liriopé. Le père disparaît aussitôt. Le tiers séparateur — celui qui permet la distinction entre la mère et l'enfant — n'existe pas. Liriopé est seule avec son enfant, prisonnière d'un lien peut-être trop fusionnel, trop figé dans une douleur non métabolisée.

André Green a parlé de la "mère morte", cette figure d'une mère qui, pour des raisons diverses, cesse d'investir affectivement son enfant. Elle peut être là physiquement, mais absente psychiquement. L'enfant, pour survivre, tente alors de ranimer cette mère, ou s'identifie à elle, figé dans une position d'attente et de retrait.

On peut aussi penser, à l'inverse, à une mère phallique, toute-puissante, investissant son enfant comme source de sa propre valeur narcissique. Dans les deux cas, l'enfant n'a pas de place pour lui-même. Il est soit celui qui répare, soit celui qui reflète.

L'amour de soi comme ultime refuge

Privé d'un amour vivant, d'un regard accueillant, Narcisse se replie sur lui-même. Ne pouvant être aimé de l'autre, il s'aime — mais de manière stérile, sans retour, dans un isolement profond. Ce n'est pas un excès d'amour de soi qui le tue, mais un manque d'amour de l'autre.

L'histoire de Narcisse ne nous parle pas seulement d'un personnage mythologique : elle évoque la difficulté de devenir soi quand l'autre – en particulier la mère – n'a pas su être là de manière suffisamment vivante, aimante, contenante.

Conclusion : Narcisse en chacun de nous

Le mythe de Narcisse peut résonner de manière intime chez beaucoup d'entre nous. Il touche à la question du regard reçu dans l'enfance, de l'amour maternel, de la manière dont nous avons été vus, reconnus, accueillis — ou non.

En psychanalyse, il est possible de revisiter cette histoire intime, souvent silencieuse. Il ne s'agit pas de blâmer les parents, mais de comprendre ce qui s'est joué, pour pouvoir peu à peu se différencier, sortir du miroir, et entrer dans une relation vivante à soi et aux autres.

Car derrière l'amour de soi figé se cache souvent une immense solitude — et un profond désir d'être aimé autrement.

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Écrit par

Céline Durand

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Bibliographie

  • Pour introduire le narcissisme, S. Freud, (1914), Payot & Rivages (2012)
  • Freud, Métapsychologie (1915), S. Freud, Gallimard (1968)
  • Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, S. Freud, 1933, Folio Essais (1992)
  • Jeu et Réalité (1971), D.W Winnicott, chapitre VII : « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant » Payot (1986)

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