Inviter la peur au lieu de l'éviter

« Il y a des millénaires, les Sumériens de l’Antiquité écrivaient : Une peur que l’on regarde en face se transforme en courage, une peur que l’on évite devient une peur panique. » Georgio Nardone

16 OCT. 2023 · Lecture : min.
Inviter la peur au lieu de l'éviter

Les praticiens en thérapie brève systémique et stratégique ont l'habitude de proposer à leurs patients d'effectuer des exercices entre les séances. Ces exercices ont pour but de faire vivre à la personne une « expérience émotionnelle correctrice ». Il s'agit pour le patient de revivre la même expérience et… de la terminer différemment. Dans une stratégie à 180°, après avoir identifié les « tentatives de régulations » (TR) infructueuses, ces exercices sont coconstruits sur mesure avec le patient.

Quand ce dernier a mis en place des TR visant à contrôler une émotion négative telle que la peur devenue trop envahissante, le thérapeute proposera de travailler sur cette émotion submergeante en prescrivant le « scénario du pire ». Cette tâche thérapeutique est particulièrement éprouvante pour le patient et extrêmement délicate à mettre en œuvre pour le thérapeute tant elle consiste littéralement à « tremper le patient dans sa peur ».

La logique du modèle de Palo Alto est que les problèmes humains générant de la souffrance sont considérés comme des résultantes de tentatives de régulations répétées de nombreuses fois, afin d'obtenir un changement. En vain. [...] Puisque nous passons notre temps à résoudre des difficultés dans la vie, si l'une d'elles reste et persiste, c'est bien que ce que nous avons essayé de faire la maintient, voire la renforce (ce qui l'amène à devenir un problème). Comme l'écrivait Paul Watzlawick : « le problème, c'est la solution ».

Autrement dit, c'est précisément ce que l'on essaie de faire qui maintient et aggrave le problème. Notre travail est donc de repérer ce que les personnes souffrantes ont tenté pour résoudre leur problème puis, proposer de faire exactement l'inverse, autrement dit, de mettre en place une stratégie à 180°, résume Nathalie Gougon, psychopraticienne en thérapie brève et fondatrice de l'Institut de Formation et de Recherche Palo Alto (IFR).

Dans cette approche interactionnelle et stratégique, le travail sur les émotions - les 4 principales étant la peur, la colère, la tristesse et le plaisir - a toute sa place et peut même constituer un puissant levier de changement. Les émotions sont une composante essentielle des interactions, elles sont entretenues et renforcées par la perception de la réalité, elles favorisent les apprentissages, elles freinent certaines actions etc. Les ignorer reviendrait à mettre de côté une partie du « problème » au sens Palo Alto du terme. « Si ces émotions poussent, d'une certaine manière, à agir ou accompagnent les tentatives de solution, les occulter du travail thérapeutique reviendrait à se priver d'un important levier de changement, sinon d'une composante essentielle dont il faut pouvoir tenir compte lorsque la stratégie thérapeutique aura à se déployer et à proposer certaines expériences aux patients. » relève le psychologue Grégory Lambrette[2] qui poursuit : « (…) les émotions participent à l'écologie de l'esprit telle que l'a formalisée Gregory Bateson. Elles nous fournissent ainsi une information sur ce qu'il y a lieu d'affronter ou d'éviter, d'épuiser ou de dévier, pour aider à résoudre le problème. Dès lors, elles peuvent servir de viatique au travail thérapeutique tout autant qu'en constituer le cœur principal. Les négliger serait se priver de l'un des déterminants essentiels de nos actions et de nos cognitions et, par là même, du plus vaste processus d'adaptation. »

Ainsi, comme le rappelle la thérapeute Muriel Chabert : « Les émotions ne dépendent pas de notre libre-arbitre mais procèdent de notre cerveau viscéral de survie : les écarter, les nier ou tenter de les juguler s'apparente à une tentative de régulation interne. » Et de poursuivre : « Amplifier une émotion pour qu'elle s'apaise, c'est en premier lieu reconnaître que l'émotion est légitime. Quand nous sommes en colère, si une bonne âme nous conseille de nous calmer ou nous explique qu'il ne faut pas se mettre dans un tel état, il y a de forts risques que la fureur redouble : demander à quelqu'un de ne pas ressentir ce qu'il ressent est assez violent. »

Pourquoi avons-nous peur ?

La même logique est évidemment à l'œuvre avec la peur. Qui plus est, toutes les tentatives de l'entourage pour rassurer le proche alimente la peur qui grossit jusqu'à en devenir envahissante. Il s'agit donc de renverser cette dynamique dans un nouveau mouvement stratégique et, pour ce qui touche à la peur, « affronter » apparaît clairement comme un antagonisme de l'évitement. « Cela peut paraître cruel, mais amplifier une peur évitée et aller au bout de son expression l'apaise. Il nous faut alors prescrire « le pire » à nos patients pour que leur terreur inavouée reprenne sa juste place de crainte raisonnable. » explique Muriel Chabert en insistant sur l'importance de rendre logique cet exercice aux yeux du patient : « Il s'agit d'amener à se plonger dans son pire cauchemar quelqu'un venu en consultation pour ne plus être envahi par sa peur. (…) Le thérapeute doit expliquer pourquoi le mouvement préconisé est opposé à ce qui a été fait jusqu'à présent : inviter au lieu d'éviter. (…) Cet exercice a une fonction de paratonnerre. »

Concrètement, le scénario du pire est élaboré en séance. Il doit impérativement être coconstruit : le thérapeute ne peut deviner le pire pour son patient. Lui seul peut formuler ce qu'il redoute le plus. Le thérapeute questionne avec délicatesse le patient pour qu'il élabore lui-même son pire. Les réponses doivent être concrètes, détaillées et réalistes. Le thérapeute les reformule, avance dans le cauchemar au rythme des réponses du patient et doit s'assurer d'aller au bout du bout du scénario, à savoir très souvent la mort ou l'internement (!). « Il est parfois éprouvant pour le thérapeute aussi, de mener cette tâche jusqu'au bout et dans les détails qui la rende réaliste, aussi délicatement que possible, en annonçant que nous emmenons le patient dans un cauchemar, ce dont nous nous excusons toujours de devoir faire. Nous menons le « pire » en séance, quand la tentative de régulation est l'évitement parce que cela apaise la peur dès la première fois et constitue une raison supplémentaire pour que le patient accepte de refaire l'exercice seul. » précise Muriel Chabert.

En effet, le thérapeute fait vivre le « pire » en séance une fois (parfois 2) puis le donnera en exercice quotidien jusqu'à la prochaine séance. A ce sujet, Nathalie Goujon précise : « Nos stagiaires en formation demandent régulièrement comment savoir si l'on doit assortir cette expérience en live d'une tâche à la maison. En fait, on repère que le pire a été correctement affronté en imaginaire à un signe de soulagement immédiat, ou un sourire, chez les enfants. Pour les adultes, la tâche du pire les fait plutôt pleurer en séance (ou autres réactions physiques parfois assez étonnantes : sortir pour se rendre aux toilettes et uriner, ou encore saigner du nez). Bref, souvent on voit s'ils ont réussi à traverser les marécages de la peur. J'explique aussi en formation que ce n'est pas non plus dangereux de le prescrire en exercice à faire à la maison : si ce n'est plus nécessaire, le patient le fera quelques fois et s'arrêtera de lui-même, n'éprouvant plus de peur envahissante. »

Pourquoi avons-nous peur ?

Mener ce travail avec les enfants nécessite de « préparer » les parents en amont : il est en effet primordial qu'ils comprennent et adhèrent à l'exercice proposé afin qu'ils deviennent co-thérapeutes. Il sera particulièrement ardu pour eux de cesser de rassurer leur enfant d'une part et de l'accompagner jusqu'au bout dans ses peurs d'autre part… « Face aux émotions d'angoisse, de peur ou même de stress de leur enfant, les parents ont le plus souvent pour réaction de tenter de calmer l'émotion en rassurant et de mettre ce faisant un couvercle sur la « casserole émotionnelle » de leur enfant. Qui ne veut pas éviter à ceux qu'il aime de ressentir de la tristesse, de la colère ou (…) de la peur. C'est là, chose naturelle et légitime. Mais il arrive qu'à vouloir rassurer, on ne fasse qu'alimenter une peur qui semble s'emballer, grossir pour se faire de plus en plus envahissante. Aussi, nous avons vu qu'il faut parfois pouvoir guider les parents afin de permettre à leur enfant d'aller au bout de ses peurs pour qu'il apprenne, d'une manière qui lui est propre, à se rassurer lui-même en les affrontant. » détaille Marina Blanchart, psychologue et fondatrice de Virages Formations.

On mesure dès lors l'importance de la relation de confiance, de « l'alliance thérapeutique » entre le thérapeute et les parents (ou l'enfant) et la subtilité dont devra faire preuve le thérapeute pour rendre logique cet exercice (à l'aide de métaphores par ex) et pour assumer de « tremper le patient dans sa peur » en désamorçant les réactions inévitables (« vous allez m'en vouloir chaque fois que vous ferez l'exercice », par ex). Le thérapeute ne doit pas se laisser impressionner par le scénario aussi terrible soit-il et veille à ce que le patient soit allé vraiment au bout de « son pire ». Il s'agit là d'une expérience difficile à vivre pour le patient, difficile à mener pour le thérapeute et complexe à mettre en œuvre. C'est pourquoi « La tâche thérapeutique qui consiste à regarder le pire en face ne se prescrit qu'avec la plus grande précaution et ne convient que dans certains cas d'évitement d'une peur envahissante. » insiste Muriel Chabert.

Le travail sur la peur dans le dispositif thérapeutique ne saurait se réduire à la technique du « scénario du pire ». Cette tâche se révèle particulièrement efficace et apaise le patient rapidement (parfois immédiatement notamment chez les enfants), mais à condition que le thérapeute soit bien certain que son patient évite de ressentir la peur. Autrement dit, il s'agit de travailler au bon endroit, c'est-à-dire au niveau émotionnel. Nathalie Goujon insiste sur ce point auprès de ces stagiaires : si le patient évite de « penser » à ce qui lui fait peur ou évite les situations qui lui font peur ou encore tente te contrôler les symptômes liés à sa peur, la tâche du pire sera inopérante ! Il existe différentes peurs, différentes « tentatives de régulations » mises en place par les individus et donc différentes façons de travailler sur cette émotion en thérapie brève systémique et stratégique. « Reste au thérapeute de sonder avec finesse celles qu'il y a lieu de bloquer ou pas. »

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Écrit par

Julie Simonet

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Bibliographie

  • Goujon N., (2018) Ecole de Palo Alto : émotions débordantes, symptômes envahissants… que faire ?, Congrès de la société française de pédiatrie.
  • Lambrette G., (2012) Travailler avec les émotions, Le journal du psychologue, Martin Média
  • Chabert M., (2017) Bref!, Enrick B Editions
  • Goujon N., (2017) Médecine sans souffrance ajoutée, Enrick B. Editions
  • Blanchart M., (2012) Comment la peur se transforme en courage…, Psy.be
  • Chabert M., (2017) Bref!, Enrick B Editions
  • Lambrette G., (2012) Travailler avec les émotions, Le journal du psychologue, Martin Média

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