Ce qui nous rend plus fort peut nous tuer

Du trouble maniaco-dépressif peut jaillir le génie, mais peut aussi cacher un état dépressif ainsi que des conduites suicidaires.

10 JUIL. 2018 · Lecture : min.
Ce qui nous rend plus fort peut nous tuer

Le Dr Nassir Ghaemi, professeur de Psychiatrie à l'Université de Tufts et conférencier à l'Université Médicale d'Harvard, a un jour eu un patient qui lui a dit que le plus terrible à propos de la dépression était de savoir que quelqu'un allait vous tuer, et que ce quelqu'un, c'était vous.

Aux États-Unis, les récents suicides d'Anthony Bourdain et de la designer Kate Spade ont soulevé un grand nombre de discussions sur le suicide, et les raisons qui poussent des personnes à mettre fin à leurs jours. Le suicide est quelque chose de complexe, mais il est clair que la dépression sévère y joue un rôle important. Parfois, ce n'est pas le seul facteur, mais il est typiquement présent. Et lorsque le suicide survient, cette dépression est en réalité souvent le reflet d'autres troubles, notamment le trouble bipolaire (aussi appelé trouble maniaco-dépressif ou dépression unipolaire plus trouble bipolaire).

Le rôle de la dépression dans le comportement suicidaire

Les personnes intervenant dans des professions artistiques (artistes, designers, auteurs et chefs d'entreprise) ont un taux plus élevé de trouble bipolaire que la population générale, et c'est un fait qui a été mis en avant dans de nombreuses études. Pourquoi ?

En partie parce que les symptômes maniaques sont associés à la créativité et à la productivité : on a plus d'énergie, on réfléchit plus vite, les pensées filent à la vitesse de la lumière dans de nouvelles directions, et ont besoin de moins de sommeil. Toutes ces caractéristiques maniaques peuvent faire le succès d'une vie, notamment dans le domaine d'un travail qui valorise la nouveauté. De nombreuses personnes présentent constamment ces symptômes maniaques, comme une part de leur personnalité mais à un degré moyen : on parle d'hyperthymie. Il peut y avoir tout de même des baisses d'énergie par moment : une énergie haute peut être accompagnée d'une anxiété constante ("énergie nerveuse") ou d'inattention, menant à des diagnostics tels que "anxiété généralisée" ou des diagnostics erronées tels que le TDA/H (Trouble Déficitaire de l'Attention avec ou sans Hyperactivité). Souvent pourtant, aucun diagnostic n'est posé ou reçu, et la personne au tempérament hyperthymique mène une vie à cent à l'heure, active, colorée, avec un léger résidu d'instabilité émotionnelle moyenne se notant par exemple par un ou plusieurs divorces ou des enfants dont on ne s'occupe pas. En globalité, cependant, le compromis peut être plus positif que négatif, du moins pour la personne elle-même et pour la société.

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Rares sont ceux qui ont un tempérament hyperthymique toute la vie sans aucun changement dans l'humeur. Et effectivement, si vous êtes toujours au plus haut, le seul autre endroit où vous pouvez aller est vers le bas. Il semble que les personnes avec un comportement hyperthymique aient plus de risques de faire face à des épisodes dépressifs que celles qui ont tempérament classique (eurythmique). S'ils peuvent commencer par ne pas être fréquents ou précoces, ces épisodes dépressifs apparaissent souvent à un âge moyen ou un peu plus tard. Et lorsqu'ils se présentent, la chute depuis la base hyperthymique est rude ; l'état dépressif peut d'ailleurs durer plusieurs mois, voire plus. Au plus profond de ces mois, il peut sembler qu'il n'y ait aucune issue. Le contraste de ces épisodes avec des décennies de bonheur et d'énergie est d'autant plus flagrant.

Le Dr Nassim Ghaemi précise :

"L'un de mes amis, un grand historien, s'est tué à l'âge de 69 ans, après ces longues années d'hyperthymie, pendant son second épisode dépressif, le premier étant survenu pendant sa trentaine. Quelques mois, c'était beaucoup trop."

Créativité maniaque et dépression

Les sacs colorés de Kate Spade, les voyages de Anthony Bourdain, mais aussi les plats créatifs, les business à haut risque ou les oeuvres artistiques n'auraient pas forcément pu voir le jour sans la manie. Le prix de ces gains était la dépression, ce qui par exemple était le cas de Kate Spade (qui suivait un traitement d'anti-dépresseurs) et de Anthony Bourdain (qui, selon certaines sources, suivait une auto-médication à l'aide d'héroïne).

Il est probable que ces deux personnes n'aient jamais été diagnostiquées comme souffrant d'un trouble bipolaire, notamment si leurs symptômes maniaques étaient modérés et constants, comme cela arrive souvent avec l'hyperthymie. Le Dr Nassim Ghaemi précise que même si leurs épisodes dépressifs ont été diagnostiqués et soignés avec une approche standard et des anti-dépresseurs, il est possible que leur état ne se soit pas amélioré, voire qu'il se soit dégradé, car les anti-dépresseurs sont inefficaces dans le traitement de la dépression bipolaire, et peuvent causer ou empirer l'état maniaque, augmentant le risque suicidaire (notamment lors des états mixtes, lorsque les symptômes maniaques et dépressifs se combinent).

Selon lui, ce n'était d'ailleurs probablement pas un accident que ces deux suicides se soient produit en juin, en fin de printemps, qui connaît généralement un pic de suicide. Beaucoup pensent que cela a à voir avec l'augmentation de la lumière, générant des états mixtes chez les personnes souffrant de trouble bipolaire (elles sont souvent déprimées en hiver, maniaques en été, et les états mixtes surviennent lors des changements de saison).

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Il est important de prévenir le suicide chez les personnes souffrant de trouble bipolaire. Il est crucial d'avoir un diagnostic correct du trouble, incluant des concepts tels que l'hyperthymie, qui est hors des frontières classiques du "Manuel de Diagnostic et de Statistiques des Troubles Mentaux", et un traitement adéquat soutenu par une prise médicamenteuse. À ce sujet, le Dr Nassim Ghaemi précise que certains médicaments sont peu populaires et peu utilisés, comme le lithium, mais qu'il est le seul à prévenir le suicide, et ce de manière extraordinaire (90% de réduction du suicide complété lors de tests en miroir avec un groupe utilisant un placebo).

La stigmatisation est une moitié du problème. Nous devons admettre que des troubles tels que la dépression maniaque existent, et qu'ils doivent être acceptés et traités. L'ignorance est l'autre moitié du problème. Nous devons appeler ces troubles par leur nom, comme l'hyperthymie avec épisodes dépressifs récurrents, en évitant les fausses étiquettes (comme "trouble dépressif majeur"), et nous devons utiliser des traitements médicamenteux efficaces ainsi qu'un soutien psychologique.

Tous les meneurs créatifs et les personnes souffrant de ce type de trouble devraient avoir accès à un diagnostic et à une prise en charge facilités, afin de vivre des vies moins torturées, notamment pendant les épisodes mixtes ou dépressifs.

Photos : Shutterstock

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Commentaires 1
  • Eve

    Bonjour, comment mon fils (42 ans) pourrait il trouver enfin un thérapeute soignant l'hyperthimie. Il habite Paris 18e Merci pour cet article qui décrit si bien sa maladie mais que personne parmi les médecins qu'il rencontre ne veut voir

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