L'accent dans l'imaginaire sensoriel de la langue maternelle - le monde en deçà du phonème

Je prendrais la métaphore de la maison natale pour évoquer la représentation de la langue maternelle. Lieu du berceau, elle qui ouvre sur plusieurs destins : on peut y rester, on peut en par

12 SEPT. 2022 · Lecture : min.
L'accent dans l'imaginaire sensoriel de la langue maternelle - le monde en deçà du phonème

Nous sommes hommes et ne tenons les uns aux autres que par la parole[1]

INTRODUCTION

La langue maternelle « c'est la langue des émotions » me disait R. lors de sa première séance en visio. R. a 42 ans. Il est français et elle vit désormais aux Etats-Unis et dans un heureux mariage avec une américaine. Elle parle couramment cette langue mais ne concevait pas de faire une psychothérapie autrement que dans sa « langue du cœur » pour revenir sur des sujets douloureux.

C'est la même chose pour E. 24 ans, qui est partie vivre en Irlande pour vivre avec son ami natif de là-bas et qui consulte en visio.

« La langue italienne, ma langue maternelle, c'est la seule chose dont je me souvenais à la sortie de mon coma me disant B., 39 ans. Après mon accident, j'avais tout oublié de mon corps, les gestes pour marcher, comment manger, comment parler français, j'ai du tout réapprendre ».

Quelle est cette pulsion qui pousse J. dans l'autre sens à 14 ans, lorsqu'il se découvre une passion pour l'anglais au collège, jusqu'à être le premier de sa classe en anglais ?

Il y a aussi P. qui consulte en panique dans un début de claustrophobie, n'osant pas dire à son petit ami espagnol qu'il n'envisage pas de venir s'installer là-bas à minima sans avoir déjà appris les notions de base pour se pas dépendre d'elle dans sa vie quotidienne.

Je prendrais la métaphore de la maison natale pour évoquer la représentation de la langue maternelle. Lieu du berceau, elle qui ouvre sur plusieurs destins : on peut y rester, on peut en partir, on peut aussi y revenir, on s'en souvient toujours. Toute une aventure que chacun mène selon son héritage et son histoire.

Toute comme le féminin qui ne peut se décrire sans mention au masculin, la langue maternelle se décrit en comparaison ou en complément, parfois en opposition, avec la langue étrangère, entre un dedans et un dehors, un connu et un inconnu, voire une inquiétante étrangeté. Il n'en demeure que la langue maternelle est la langue de la première rencontre avec le monde. Avec elle et par elle, nous verrons que le corps propre nous emmène creuser dans le fonctionnement subjectif du côté du corps affectif.

Une première partie de cette réflexion sera l'occasion d'évoquer l'apport la langue maternelle dans son lien avec l'organisation cénesthésique et les noyaux des premiers schèmes sensoriels et émotionnels pour la comprendre.

Une seconde partie donnera un éclairage plus vivant à mes propos, la dernière partie sera l'occasion d'aller faire un voyage acoustique en Provence pour revisiter l'imaginaire sensoriel au travers de l'accent comme trace de la mélodie primitive insérée dans l'organisation diacritique, entre processus primaire et processus secondaire du langage. Nous ferons ce voyage grâce au magnifique poème de Miguel Zamacoïs (1866-1955), L'accent, dans La Fleur Merveilleuse, brillamment repris à l'oral par Fernandel en 1951.

PARTIE 1 : Les noyaux des premiers schèmes sensoriels et émotionnels et leur organisation primaire

Au travers de la langue maternelle, c'est la trace de l'archaïque en nous dont il s'agit, toute l'aventure de l'être humain. Entre lien et déliaison, fixation et régression, la langue maternelle est à comprendre en deçà du phonème et dans le corps imaginaire avec la langue maternelle comme espace de projection de l'imaginaire sensoriel.

Les éprouvés et l'expérience émotionnelle

Tout d'abord, qu'est ce qu'une émotion ?

Au départ, c'est senti, c'est éprouvé, c'est dans le corps. A l'origine, c'est presque kinesthésique et cénesthésique, c'est comme si la totalité du corps était impliqué[2].

Les émotions sont à la frontière du psychique et du somatique, entre les éprouvés beta et les éléments élaborés et pensés alpha. Dans la pensée de Bion les élémentsβ sont les éléments de la position schizo paranoïde, qui ne sont pas élaborés par la fonction α et qui sont impropres à la pensée. Ces éléments ne sont pas liés mais dispersés et dominés par le clivage et les angoisses de persécution. Bion les nomme débris. Les éléments α, eux, sont ceux devenus digestibles et rendent possibles une élaboration psychique. Les éléments α sont considérés comme des pensées et ces éléments α plus élaborés sont ceux que l'on retrouve dans le rêve.

Ce sera bien plus tard après la naissance que l'enfant pourra mettre des mots sur ses émotions car au début de sa vie, la communication passera par du non verbal et des éprouvés. Ce non verbal qui une proto communication c'est-à-dire un moyen de liaison entre l'enfant et le monde (sa mère) est uniquement composé de sensoriel et les cris du bébé sont en deçà du phonème c'est-à-dire hors du champ lexical.

La théorie de Bion est pertinente pour mieux saisir ce qui est contenu dans le langage maternel.

La première activité du psychisme est l'évacuation massive d'états proto sensoriels et proto émotionnels chez l'enfant. Si ces évacuations (éléments β) sont saisies, accueillies et transformées par un appareil psychique qui les absorbe et les métabolise (la fonction α), elles sont peu à peu transformées en pictogramme pourvus de sens (éléments α). Nous pouvons en effet dire que l'enfant seul n'existe pas[3] et qu'il existe par la relation et l'environnement.

Cet encodage en éléments α sont intrinsèques à la langue maternelle c'est-à-dire à l'outil de communication primaire entre la mère et le bébé. Dit autrement, les émotions seront contenues dans la langue maternelle par le principe de l'identification projective dont le bébé va se servir pour introjecter les mots de la mère sur ses propres éprouvés β.

Les messages du bébé sont faits de signes seulement et l'adulte va interpréter ces signes pour les lui renvoyer en message.[4]

On comprend donc que les mots dit dans une autre langue n'auront pas la même résonnance émotionnelle. Ce qui est pensé (et plus tard parlé), c'est l'expérience émotionnelle.

Pendant la période pré verbale, les échanges vocaux ne sont pas absents, bien au contraire. Les mères parlent à leurs enfants, souvent dans un monologue continu et l'enfant répond en gazouillant[5].

La communication entre la mère et l'enfant durant les 6 premiers mois et même jusqu'à l'âge d'un an se fait aussi à un niveau non verbal, avec des moyens comparables à ceux du monde animal.(…) relevant plus d'une réaction à la perception d'un stimuli.[6]

Ces premiers gazouillis sont aussi remplis de mots inventés par la mère.

Ce premier échange de la communication mère - enfant est tel une chorale.

On peut aussi dire perception extrasensorielle ou télépathie.[7]

L'entrée dans le langage se fait donc de façon irrationnelle en encodant un message sonore bien spécifique et on comprend ainsi que lorsque l'enfant apprendra une nouvelle langue étrangère, souvent au collège, son contenu sera lexical avec une organisation diacritique. Cela pose la question de la décharge émotionnelle dans une autre langue que la langue maternelle, ouvrant la possibilité de somatisation comme soupape de sortie des éprouvés émotionnels non contenus.

Le tout et les parties

Nous notons déjà ici l'importance de l'accent dans la prononciation comme étant intrinsèque à la chorale. Le bébé selon Esther Bick[8] vit après sa naissance dans un monde plat en deux dimensions (par identification peau contre peau, surface contre surface). C'est lorsqu'il se dégage de ce niveau adhésif qu'il peut entrer dans un monde à trois dimensions (Bion[9]). Cela signifie qu'il n'y a pas de tridimensionnalité dans le « mot » entendu, ce qui pose un problème pour l'accès au symbolique et à l'imaginaire. Le tout et les parties se confondent, l'accent est une des composantes du gazouilli.

Pour Bion tout être humain fonctionne sur les deux registres de la pensée psychotique et non psychotique.

Pour la pensée psychotique, les mots sont pris comme une vérité absolue, une chose en soi dans un narcissisme cognitif où les mots sont des faits. L'expérience émotionnelle conduit à la constitution d'accrétions de stimuli qui doivent être éliminés par l'appareil psychique par l'hallucination, les troubles psychosomatiques, l'agir etc.

Pour le mode de pensée non psychotique les mots ne sont pas des vérités mais peuvent simplement en parler. Notons que c'est la pensée associative de l'analyste qui va aider le patient à sortir de la dissociation entre pensée et langage[10] et contribuer en ce sens à lier les pulsions, c'est-à-dire à les verbaliser, rejoignant donc la fonction α de la mère.

Bion relève que ce qui caractérise la personnalité psychotique, c'est que les liens entre les objets sont ressentis comme intolérables, c'est pourquoi ils sont attaqués et détruits. Le sein est le lien primitif entre le bébé et l'objet, ce dernier est détruit en fantasme, le laissant sans objet. De ce fait le bébé est de plus en plus anxieux et il se met à attaquer le lien entre les parents, représenté par le pénis. Les attaques proviennent d'un moi anxieux et envieux autant que d'un surmoi intolérant au mien. L'échec de l'identification projective normale – par manque de réceptivité de la mère aux projections intolérables de l'enfant – conduit à l'identification projective pathologique, caractéristique de la psychose.[11](1957), [12] (1959).

La pulsion invoquante

La voix est le corps de la mère, indifférenciée à ce stade pour le bébé.

L'impérieux besoin de nourriture du nouveau-né qui s'exprime par des cris et en deçà du phonème, il est la manifestation physiologique et motrice de la souffrance liée à la sensation de faim et ne contient aucun début de symbolisation donc aucune possibilité langagière. (…). Nicolas Abraham et Maria Torok[13]pensent que le vide de la bouche, dans un premier temps, n'est que cris et pleurs ; cependant, grâce à la présence maternelle, ce vide devient, dans un désir d'appel, moyen de faire apparaître le langage, le passage de la bouche pleine de sein à la bouche vide de mots s'effectue au travers d'expériences de bouche vide. Apprendre à remplir de mots le vide de la bouche, voilà un premier paradigme de l'introjection. (…). L'apprentissage de la langue est un apprentissage du plaisir.

Les éprouvés que le bébé ressent sont de nature violente, lorsqu'il a faim, lorsqu'il n'est pas bien, et il va chercher à attirer l'attention de la façon dont il peut, par hasard, pour recevoir de l'aide extérieure apaisant son angoisse. Le cri va être cette décharge de survie qui aura, normalement, l'effet d'attirer la mère qui répondra a ses besoins et nommant ses maux. « Tu as faim, je vais te donner à manger ».

A l'instant même où l'enfant émet un cri et qu'il entend en retour la voix de la mère, c'est déjà là la marque de la séparation dans la dyade primitive. Cette dernière, trop violente encore, nécessite de la présence dans un va et vient régulier et suffisamment rassurant pour que le bébé puisse surmonter peu à peu son angoisse. Ce sera par le jeu de la Bobine que Freud évoquera cette absence-présence comme précurseur de l'entrée dans l'imaginaire. Tu n'es pas là mais tu es là et je suis en sécurité.

La voie de décharge acquiert une fonction secondaire d'une extrême importance, celle de la compréhension mutuelle.[14]

Le représentation bouche-oreille est au cœur de la dyade dans la mesure où le cops de la mère et de l'enfant sont fusionnés en pensée. Il s'agit là d'un corps archaïque imaginaire dont l'enfant a besoin. Notons qu'une réponse différée du cri du bébé va permettre de se confronter à la phase dépressive nécessaire de l'absence de la mère et d'apprendre peu à peu à surmonter sa frustration d'omnipotence et de toute puissance primaire.

Dès l'origine se crée un pictogramme du sein avec des expériences sensorielles bien ou mal encodées affectivement par les voix parentales.

Le bébé est étroitement dépendant de ce que sa mère est capable de lui apporter. Winnicott pense même que la mère « suffisamment bonne » est dans un état spécifique, la « préoccupation maternelle primaire[15] ». Cependant quel est le devenir du modèle sensoriel, quand la mère n'est pas disponible, qu'elle n'arrive pas à donner son sein (son lait et son biberon) sur le mode souhaitable, comme les mères abandonniques décrites par Spitz par exemple[16] ? Une mère rigide, fonctionnant avec un Idéal du moi dur, offre un corps et des expériences sensorielles et des messages affectifs qui détermineront un modèle inconscient de référence chez l'enfant. Ce message affectif influera sur le plaisir ou le déplaisir et donnera à l'expérience sensorielle sa tonalité. Dans notre premier exemple, l'amertume est une des clauses du contrat avec la mère, l'enfant n'a pas eu le choix d'aimer ou de ne pas aimer l'amertume. Dans ces cas alors le goût peut devenir la matrice de la perception symbolique de la vie affective. Ma mère que j'aime dit que j'aime l'amertume, ma vie est comme le goût dans ma bouche et je crois l'aimer ainsi. Le monde sensoriel infantile (visuel, tactique ou olfactif) peut être décodé sous le primat du discours de l'adulte (…).[17]

Du perceptif au cognitif

Pendant les 6 premiers mois de vie en particulier, et dans une certaine mesure même plus tard, le système perceptif, le sensorium du nourrisson se trouve en état de transition entre une organisation cénesthésique (manifestation émotionnelle non verbale) à une organisation diacritique (les processus de la pensée consciente) dont la relation rappelle celle du lien existant entre les processus primaire et secondaire. Ce mode de communication est du niveau de la communication égocentrique animale.[18]

Les signes et les signaux qui atteignent le nourrisson et qui sont reçus par lui appartiennent aux catégories suivantes : équilibre, tension (musculaire ou autre), posture, température, vibration, contact cutané et corporel, sonorité, rythme, tempo, durée, diapason, ton, résonnance, sonorité et probablement bien d'autres dont l'adulte est à peine conscient et qu'il ne peut certes pas verbaliser.

Pourquoi l'adulte semble-t-il si peu conscient des signaux de communication cénesthésiques ?(…) Elles sont absentes du système de communication conscient des adultes.

Ces derniers ont en effet remplacé, pour communiquer, des signaux appartenant à l'organisation diacritique, permettant des réponses finement adaptées.

Nous pouvons retrouver dans l'organisation diacritique

Les adultes qui ont conservé la capacité de se servir de l'organisation cénesthésique sont des gens possédant des dons qui sortent de l'ordinaire. Ce sont par exemple des compositeurs, des musiciens, des danseurs, des acrobates, des aviateurs, des peintres, des poètes etc. et ils sont en général d'un tempérament sensible, nerveux et labile. Mais une chose est certaine, ils s'écartent invariablement de l'homme occidental moyen. Celui-ci a choisi de mettre l'accent dans sa culture sur la perception diacritique tant en ce qui concerne la communication avec les autres qu'avec lui-même. (…). Les diseuses de bonne aventure, les hypnotiseurs, les médiums sont tous logés à la même enseigne : ils dérangent et menacent notre univers rationnel. Nous condamnons même l'intuition (…). Ainsi loin d'être à l'affût des changements autonomes chez les autres, nous ne les remarquons même pas et à plus forte raison, ne pouvons les interpréter. N'importe quel animal sait instinctivement que quelqu'un a peur de lui et agit en conséquence sans hésiter. Mais la plupart d'entre nous en sommes bien incapables. Le psychiatre est considéré comme une personne douée lorsqu'il perçoit l'anxiété, la colère, le désir, la confiance chez un patient qui est incapable de verbaliser ses affects. Ces sensibilités, l'homme occidental les refoule. Ou du moins sont-ils capables d'une régression à de tels modes de perception. [19].

Dans ces sociétés qui plus est, des adjuvants sont libéralement utilisés pour faciliter la régression. Ces adjuvants peuvent soit inhiber le fonctionnement du moi orienté vers une organisation diacritique soit, alternativement, renforcer le fonctionnement de l'organisation cénesthésique. Au nombre de ces adjuvants nous pouvons compter le jeune, la solitude, l'obscurité, l'abstinence qui relèvent tous d'une déprivation de stimuli. Les drogues, le rythme, le bruit, l'alcool, les techniques de respiration etc peuvent être utilisées pour atteindre un état régressif dont on peut dire difficilement qu'il est au service du moi.[20]

PARTIE 2 : L´accent

L'accent et la musicalité

La musique et le langage ont comme base commune de réduire les tensions[21].

Nous l'avons vu avec les mots inventés et les gazouillis, la musicalité est intrinsèque au langage maternel.

Dans cette parole, les phonèmes sont les premiers éléments de sens pour l'enfant qui les reçoit des autres avec les affects associés. Je peux réintégrer dans le mouvement rythmique des phrases que j'avais perçu le son, isolant encore dans mon écoute, au ras du pulsionnel, les mouvements primitifs d'amour, de violence et de haine.[22]

René Kaes note la sollicitation musicale dans la chaîne associative des paroles.

La langue dépasse le message avec les sons qui ne sont que des mailles de la chaîne parlée, ce que Fonacy appelle la « vive-voix »[23]. Chaque son du langage est un ensemble de traits distinctifs articulatoires et acoustiques et se prête à la représentation de plusieurs pulsions à la fois[24].

La mélodicité sert d'indice émotionnel. Pour Fonacy, la mélodie est l'expression de mouvements corporels imaginaires correspondant à des situations émotionnelles, avec des corrélations constantes entre les sons et la pulsion.

Le sein maternel est le contenant originaire ; tous ses contenus sont similaires et interchangeables – pénis, fèces, enfant etc. [25]en tant qu'équivalence symboliques dans une chaine d'équation métaphoriques. C'est un lien de contiguité spacio-temporelle et de dépendance logique, un déplacement[26].

La partie est prise pour le tout et inversement.

L'accent est ainsi pris pour le langage maternel et inversement.

L'accent comme projection imaginaire

De l'accent ? De l'accent ? Mais, après tout, en ai-je ? Pourquoi cette faveur ? Pourquoi ce privilège ? Et si je vous disais à mon tour, genses du Nord Que c'est vous qui, pour nous, semblez l'avoir très fort Que nous disons de vous, du Rhône à la Gironde "Ces gens-là n'ont pas le parler de tout le monde" Et que, tout dépendant de la façon de voir, Ne pas avoir d'accent, pour nous, c'est en avoir Hé bien non, je blasphème et je suis las de feindre Ceux qui n'ont pas d'accent, je ne peux que les plaindre

Emporter avec soi son accent familier C'est emporter un peu sa terre à ses souliers Emporter son accent d'Auvergne ou de Bretagne C'est emporter un peu sa lande ou sa montagne Lorsque, loin de chez soi, le cœur gros, on s'enfuit L'accent, mais c'est un peu le pays qui vous suit C'est un peu cet accent, invisible bagage Le parler de chez soi qu'on emporte en voyage C'est pour le malheureux à l'exil obligé Le patois qui déteint sur les mots étrangers Avoir l'accent enfin, c'est chaque fois qu'on cause Parler de son pays en parlant d'autre chose Non, je ne rougis pas de mon si bel accent Je veux qu'il soit sonore et clair, retentissant

Et m'en aller tout droit, l'humeur toujours pareille Emportant mon accent sur le coin de l'oreille Mon accent, il faudrait l'écouter à genoux Il vous fait emporter la Provence avec vous Et fait chanter sa voix dans tous nos bavardages Comme chante la mer au fond des coquillages Écoutez, en parlant je plante le décor Du torride Midi dans les brumes du Nord Il évoque à la fois le feuillage bleu-gris De nos chers oliviers aux vieux troncs rabougris Et le petit village à la treille splendide Éclabousse de bleu la blancheur des bastides Cet accent-là, mistral, cigales et tambourins À toutes mes chansons donnent un même refrain

Et quand vous l'entendez chanter dans mes paroles Tous les mots que je dis dansent la farandole

L'Accent, un poème de Miguel Zamacoïs (1866-1955)

dans La Fleur Merveilleuse

Résonnance entre la sensation et le mnésique par la voie sensorielle qui existe dans le champ d'une histoire. C'est la Madeleine de Proust.

Il s'agit bien là de partir de la sensation corporelle. Nous voyons ici toute la sensation imaginaire dans la sensation qui amène à une aire de jeu circulaire entre le corps propre qui perçoit et le corps enrichi de l'imaginaire fantasmatique et onirique comme projection. C'est une interaction avec l'environnement.

La projection sensorielle est centrée sur les sensations agréables sur un point de contact qui se diffusent dans le corps en la laissant circuler comme une possible aire de jeu en l'explorant, en restant toujours sur le corps.

Lorsque, loin de chez soi, le cœur gros, on s'enfuit L'accent, mais c'est un peu le pays qui vous suit

Oui, l'accent c'est un peu le pays qui nous suit. Le pays natal est une de ces premières enveloppes sensorielles qui accompagnent celui dont l'exil est obligé mais qui ne partira pas seul. L'accent du pays dans sa valise, tel un doudou, permet de garder ce qui n'est pas là avec soi et qui le rend fort (Et m'en aller tout droit, l'humeur toujours pareille). Dans les brumes du Nord, il n'est plus seul : sa terre à ses souliers, sa lande ou sa montagne, la Provence avec vous, le feuillage bleu-gris De nos chers oliviers aux vieux troncs rabougris Et le petit village à la treille splendide, la mer au fond des coquillages Éclabousse de bleu la blancheur des bastides, mistral, cigales et tambourins. Nous pouvons noter à la fin du texte que l'évocation de ces bons objets lui permet de s'imaginer avec eux en farandole.

L'accent est une valise contenante (invisible bagage) qui le renvoie à du connu, permettant d'affronter l'inconnu (Le patois qui déteint sur les mots étrangers ) et la solitude (c'est un peu le pays qui vous suit) Entendons dans le poème la fierté d'un héritage assumé désormais (je suis las de feindre). Les mots expriment un deuil, une acceptation de soi, l'accent devenant même un phallus (pour nous, c'est en avoir - Ces gens-là n'ont pas).

La plainte s'est déplacée sur « ceux qui n'ont pas d'accent », (je ne peux que les plaindre), lesquels par la projection deviennent à mépriser (Que c'est vous qui, pour nous, semblez l'avoir très fort).

Nous retrouvons le concept bouche-oreille (Emportant mon accent sur le coin de l'oreille) déjà évoqué, avec ici l'accent comme modalité substitutive de la mère.

L'accent peut s'installer dans toutes les langues étrangères parlées (Le patois qui déteint sur les mots étrangers), de façon plus ou moins marqué. Il est toujours intéressant de questionner excès comme vide ou comme défense et il est vrai que l'accent chez Fernandel était très marqué, cet accent, valise que l'on emporte mais aussi armure qui nous porte et qui nous contient pour nous protéger.

Le fait d'utiliser l'accent comme pare excitation est important dans la mesure où la tension est soulagée par le processus bouche – oreille pour permettre que le langage s'effectue de façon secondaire par des mots (à chaque fois qu'on cause). Il s'agit-là de la possibilité de s'ouvrir sur le monde, sur les mots étrangers sans se sentir abandonné.

Face à un étranger, il réagit au fait que ce n'est pas sa mère ; elle l'a « abandonné »[27].

CONCLUSION

La langue maternelle est le contenant de la relation existentielle comme étant le schème de tous autres les schèmes par le corps, les premiers éprouvés étant ressentis comme nous l'avons vu.

Cependant si les limites n'existent pas, si la dyade demeure, si nous formerions un tout avec ce qui nous entoure dans une inclusion réciproque, nous serions comblés de tout, nous vivrions sans manque.

Nous vivrions donc sans désir. Il n'y aurait pas d'ailleurs, pas d'autres. Pas de soi.

Il n'y aurait pas de monde au-delà des barreaux du lit du bébé.

Pour dépasser ce stade en enjamber le lit, il faut que l'enfant se sente déjà suffisamment rassuré à l'intérieur de la dyade pour être en confiance, tout comme suffisamment frustré aussi pour souhaiter chercher ailleurs.

C'est au 8 ème mois que l'enfant est normalement en mesure de faire clairement la différence entre un ami et un étranger. Si un inconnu s'approche de lui, sa présence déclenche un comportement typique caractéristique et ne prêtant à aucune confusion : l'enfant manifeste de l'appréhension ou de l'angoisse à des différents et rejettera l'étranger.[28]

Après le stade du 8ème mois, l'enfant devrait ne plus percevoir l'étranger comme un ennemi si la mère est devenue son objet d'amour.

Avant cela nous pouvions difficilement parler d'amour puisqu'il n'y a pas d'amour tant que l'être aimé ne peut pas être distingué des autres, et pas d'objet libidinal aussi longtemps qu'il demeure interchangeable[29].

Si la mère a la capacité de ne pas disparaître et que la mère est objet d'amour, l'enfant va pouvoir être rassuré et entrer dans la marche comme moyen de découvrir le monde et de se séparer dans l'individuation.

L'âge du non correspond à l'entrée dans un langage composé de plus en plus de mots et l'entrée dans l'organisation diacritique.

La parole EST le lien, mais qu'elle n'est pas tout le lien[30].

En effet, il est communément admis que la langue maternelle est la première langue entendue (avant d'être parlée) par l'enfant dans sa petite enfance, par extension la langue natale et non spécifiquement la langue de la mère. C'est au-delà de la langue de la mère, c'est celle du berceau, la langue de la famille, la langue de sa mère-patrie. Elle est maternelle au sens de natale et en ce sens peut tout à fait être transmise par le père.

En définitive, toute pulsion implique une activité, mouvement, déplacement, marche.

Cela nous conduit donc à poser l'existence d'une cinquième pulsion, plus fondamentale que les quatre autres puisqu'elle en est la condition, la pulsion viatorique, pulsion de la marche et du voyage.

Quels en seraient les paramètres ?

La poussée provient de l'énigmatique appel de l'Ailleurs, de l'Inconnu, de l'Autre, que l'homme perçoit du fait même d'être sans cesse aiguillonné par le signifiant et la parole. L'objet en jeu de cette singulière pulsion serait l'espace lui-même, que la pulsion découpe en boucles. Le voyage commence par un départ, arrachement angoissant à un lieu d'origine.

Mais comme de nombreux auteurs l'ont noté, le retour se trouve implicitement inscrit en ce départ.

Cette boucle enserre en son centre le noyau de l'énigme, la cause véritable du voyage dont le dévoilement ne s'effectue qu'à postériori et qui marquera de son empreinte la vie du sujet[31].

L'objectif?

"Se refaire tout un monde[32]

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Écrit par

Corinne Vera Alexandre

Psychanalyste, Hypno analyste, Psychothérapeute et Sexothérapeute, elle exerce dans le Vaucluse à Bollène et Avignon ainsi qu'en ligne. Elle utilise les thérapies brêves en association de la psychanalyse dans une pratique intégrative en EMDR et en Hypnose.Sa pratique est aussi psychocorporelle avec l'hypnose et de la médiation corporelle.

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Bibliographie

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D. Anzieu, Le corps de l'œuvre, Paris, Gallimard, 1981

W.R.Bion, L'arrogance, Réflexions faite, PUF, 1983

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P.Delion, l'observation du bébé selon Esther Bick, son intérêt dans la pédopsychiatrie d'aujourd'hui, Eres, 2004

M.Gallasse, Mouvement et travail corporel en psychanalyse, Les corps-Analyste, Ed.Dangles, 2012

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R. Kaes, La parole et le lien, Associativité et travail psychique dans les groupes, Dunod, Paris, 2010

M.de Montaigne, Essais, livre premier, chapitre IX Des menteurs

R. Spitz, De la naissance à la parole, PUF, 1968

D. Winnicott, L'enfant et sa famille, Poche, 2017

Article de Corinne VERA - Septembre 2022

[1] M.de Montaigne, Essais, livre premier, chapitre IX Des menteurs

[2] D. Anzieu, Le corps de l'œuvre, Paris, Gallimard, 1981, in A.Brun, Archaïque, sensorialité et processus créateur, p.165 in L'originaire et l'archaïque, PUF, 2017

[3] D. Winnicott, L'enfant et sa famille, Poche, 2017

[4] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 101, PUF, 1968

[5] R. Spitz, De la naissance à la parole, p.137, PUF, 1968

[6] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 99, PUF, 1968

[7] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 96, PUF, 1968

[8] P.Delion, l'observation du bébé selon Esther Bick, son intérêt dans la pédopsychiatrie d'aujourd'hui, Eres, 2004, p.177

[9] La pensée, Approche psychanalytique, Le rôle de l'objet dans la constitution de la pensée chez Bion, C.Athanassiou-Popesco, PUF, 2015, p. 63 et 64

[10] La pensée, Approche psychanalytique, M. EMMANUELLI et F. NAYROU, PUF, 2015, p. 7

[11] W.R.Bion, L'arrogance, Réflexions faite, PUF, 1983

[12] W.R.Bion, Attaque contre les liens, Réflexions faite, PUF, 1983, p.105-123

[13] N.Abraham et M.Torok, Deuil et Mélancolie, in L'Ecorce et le Noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978, in G.Harrus-Révidi, Psychanalyse des sens, p. 48, Petite Bibliothèque Payot, 2006

[14] S.Freud, La naissance de la psychanalyse, p.336, Paris, PUF, 1956

[15] D.W. Winnicott, « La préoccupation maternelle primaire, in De la pédiatrie à la psychanalyse, 1956, Paris, PUF, 1968

[16] R.Spitz, De la naissance à la parole, Paris, PUF, 1968 in G.Harrus-Révidi, Psychanalyse des sens, p. 48, Petite Bibliothèque Payot, 2006

[17] G.Harrus-Révidi, Psychanalyse des sens, p. 50, Petite Bibliothèque Payot, 2006

[18] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 103, PUF, 1968

[19] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 103, PUF, 1968

[20] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 104, PUF, 1968

[21] R. Kaes, La parole et le lien, Associativité et travail psychique dans les groupes, p. 212, Dunod, Paris, 2010

[22] R. Kaes, La parole et le lien, Associativité et travail psychique dans les groupes, p. 210, Dunod, Paris, 2010

[23] I.Fonacy, La vive-voix, Payot, 1991

[24] I.Fonacy, La vive-voix, Payot, 1991 in R. Kaes, La parole et le lien, Associativité et travail psychique dans les groupes, p. 213, Dunod, Paris, 2010

[25] D. Anzieu, les contenants de pensée, p.14, Dunod, 1993

[26] D. Anzieu, les contenants de pensée, p.13, Dunod, 1993

[27] R.A.Spitz, De la naissance à la parole , la première année de la vie, p. 118, PUF, 2012

[28] R. Spitz, De la naissance à la parole, p. 114, PUF, 1968

[29] R.A.Spitz, De la naissance à la parole , la première année de la vie, p. 118, PUF, 2012

[30] R. Kaes, La parole et le lien, Associativité et travail psychique dans les groupes, p. XI, Dunod, Paris, 2010

[31] Freud en Italie, Psychanalyse du voyage A. et G. Haddad page 25 Hachette Littérature

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