L'Ecole de Palo Alto place le "comment?" devant le "pourquoi?"

Le modèle de Palo Alto invite le psychothérapeute à chercher à comprendre « ce qui se passe » plutôt que de « rechercher les causes » pour soulager les souffrances psychiques; ce qui peut surprendre.

19 OCT. 2023 · Lecture : min.
L'Ecole de Palo Alto place le "comment?" devant le "pourquoi?"

L'École de Palo Alto, dont se réclame la thérapie brève systémique et stratégique, place le « comment » devant le « pourquoi ». Ce faisant, elle se focalise sur l'aspect pragmatique de la communication interactionnelle et fait l'hypothèse que les troubles psychiques ne résultent pas de pathologies individuelles mais peuvent être ramenés à des perturbations dans les relations qu'entretient l'individu avec son « système » (lui-même, son entourage, le contexte dans lequel il évolue).

Qu'est-ce que l'école de Palo Alto ?

Chercher à comprendre « ce qui se passe » plutôt que de « rechercher les causes » ne manque pas de surprendre tant il semble communément admis chez nos contemporains, qu'explorer les causes des souffrances psychiques est une condition sine qua non pour les apaiser. Sur quelle prémisse s'appuie donc le modèle de Palo Alto pour affirmer qu'il n'en est rien, que « les causes du problème ne sont pas significatives à nos yeux », comme le stipule Richard Fish, l'un des fondateurs du Mental Research Institute ?

L'immense apport des travaux de Gregory Bateson, grande figure des sciences humaines et sociales du XXe siècle, à la modélisation de la thérapie brève systémique et stratégique par ses pères fondateurs que sont Jackson, Weakland, Haley et plus tard Watzlawick (pour ne citer qu'eux), au sein du MRI puis du Brief Therapy Center, n'est plus à démontrer: « Cette dette, ou cet héritage si l'on préfère, tient principalement en l'introduction du paradigme cybernétique - en tant que science de la communication et du contrôle - dans le champ d'étude des comportements humains et plus particulièrement dans celui de la psychiatrie. » explique le psychologue Gregory Lambrette.

De fait, on ne peut comprendre les idées du groupe Palo Alto sans aborder la cybernétique, soit l'étude des mécanismes d'information des systèmes complexes, dont on attribue la paternité au mathématicien Norbert Wiener. « Gregory Bateson n'ira-t-il pas jusqu'à affirmer que les deux évènements les plus importants du XXesiècle sont le Traité de Versailles et la naissance de la cybernétique ? » relèvent avec humour les thérapeutesJean-Jacques Wittezaele et Teresa Garcia-Rivera (respectivement directeur de L'Institut Gregory Bateson et directrice de Circé) dans leur ouvrage « A la recherche de Palo Alto ». Et en effet, au milieu du siècle dernier, de nombreux chercheurs de toutes disciplines partageant la même vision systémique des phénomènes naturels, et réunis autour de Gregory Bateson et de son épouse Margaret Mead, s'efforcent d'appliquer les concepts dégagés par les scientifiques en mathématiques, physiques ou biologie à l'observation des processus culturels et communicationnels.

Dès le début des années 40, ils sont fascinés par les travaux du mathématicien Norbert Wiener, dont Muriel Chabert, psychopraticienne en thérapie brève, rapporte ainsi la découverte essentielle : « En 1942, les mathématiciens Norbert Wiener et Julian Bidelow inventent un mécanisme de régulation qui permet d'ajuster le tir d'un canon en compensant le recul produit par chaque salve. Cette régulation qui s'opère en retour, en feed-back - c'est-à-dire en réponse à la nouvelle position de l'arme - maintient avec précision le pointage sur la cible, au moyen de réactions circulaires : l'arme ayant reculé, le tir est automatiquement allongé. La même propriété est à l'œuvre dans le principe du thermostat : la chaleur est distribuée en fonction de la température mesurée à l'extérieur. »

Mathématicien aux compétences multiples, Wiener fonde la cybernétique en introduisant la notion de feedback qui aura des implications dans l'informatique et l'ingénierie mais également dans la biologie et la psychologie. Son livre « Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine », publié en 1948, révolutionne la pensée scientifique et philosophique de l'époque.

Saisir le paradigme cybernétique, c'est comprendre que la place qu'y occupe le concept de rétroaction (ou feedback) constitue une information fondamentale. Dans l'optique cybernétique, tout effet rétroagit sur sa cause : tout processus s'inscrit donc dans un schéma de causalité circulaire et fait l'objet de régulations internes. Si ce paradigme fascine tant Bateson et les scientifiques participant aux célèbres conférences Macy, c'est qu'il est totalement révolutionnaire à l'époque et que beaucoup de chercheurs y trouveront une application dans les sciences humaines. Car même si « Wiener considérait que s'il était presque impossible d'arriver à une application mathématique de la cybernétique dans les sciences humaines, il était néanmoins tout à fait possible d'y appliquer ses concepts formels : « La clarification conceptuelle des aspects formels des relations sociales peut apporter une contribution positive à la science de la société. » (Wiener 1964) Tous les travaux ultérieurs de Bateson iront dans cette direction. » poursuivent Wittezaele et Garcia.

Qu'est-ce que l'école de Palo Alto ?

Anthropologue, éthologue, systémicien convaincu et grand théoricien de la communication, « Bateson commença à s'intéresser à la psychologie et à la psychiatrie en 1948. (…) Les idées initiales de Bateson (…) étaient influencées par ses contacts avec la pensée cybernétique. En fait, l'un des essais les plus remarquables de cette époque (Bahavior, Purpose and Teleology, Rosenblueth et al., 1943) eut un impact considérable sur la formation socio-anthropologique, en particulier sur la définition du comportement en termes de rétroaction (feedback). Les réflexions sur ce point anticipaient la notion d'antéaction ou feedforward (Watzlawick 1981). » rapportent les auteurs de « Stratégie de la thérapie brève ».

Attardons-nous un instant sur la théorie psychiatrique de l'époque et notamment la psychanalyse freudienne, en partie fondée sur la physique et la première loi de thermodynamique qui met l'accent sur les phénomènes de conservation et de transformation de l'énergie. Le modèle de causalité à la base de cette théorie est une chaine causale « classique » linéaire : l'évènement A, la « cause », affecte l'évènement B qui devient « effet » et ainsi de suite dans un effet « domino ». En reliant ce postulat à la psychanalyse, il devient logique de penser que le passé affecte le présent et l'avenir. La question de l'origine, de la « genèse » est donc prioritaire dans la cure.

Il s'agit là du premier élément remis en cause par l'école de Palo Alto. En effet, avec l'avènement de la cybernétique, les concepts d'énergie et de linéarité causale sont abandonnés. « Le système de causalité linéaire ne tient plus : lorsque différents éléments sont en interaction, en n'importe quel point du système, le comportement d'un élément est une cause pour l'élément qui le suit dans la boucle ou le circuit d'interaction, la causalité devient donc circulaire. La ligne droite cause (passé) = effet (futur) est devenue un cycle d'influence mutuelle. »

Paul Watzlawick, philosophe et thérapeute, grand diffuseur de la pensée de Bateson, membre fondateur du MRI en 59, rendu célèbre pour sa formulation des 5 axiomes de la communication, en tire les conséquences en ces termes : « L'avènement de la cybernétique et la découverte de la rétroaction ont fait comprendre que des liaisons circulaires très complexes étaient un phénomène assurément très différent des notions causales plus simples et plus orthodoxes, mais non moins scientifique. Rétroaction et circularité, (…) constituent le modèle de causalité qui convient le mieux à une théorie des systèmes en interaction. La nature spécifique d'un processus à rétroaction offre beaucoup plus d'intérêt que l'étude de l'origine et, bien souvent, du résultat. »

Cette épistémologie, très différente de celle des psychothérapies « classiques », qui laisse de côté le concept d'énergie et de linéarité causale au profit des principes d'ordre cybernétique et d'une causalité circulaire et rétroactive, couplée avec une vision systémique ayant comme élément centrale l'information, a un impact direct sur les principes de la thérapie brève systémique et stratégique puisque, comme l'explique Jean-Jacques Wittezaele : « Le thérapeute ne fait aucune hypothèse sur les causes du problème ; il ne cherche pas à savoir, par exemple, si l'enfance du patient a comporté certaines expériences qui permettent de comprendre son fonctionnement actuel. Cela n'implique pas qu'il nie cette éventualité mais tout simplement qu'il n'est pas nécessaire de disposer de ces informations pour envisager le processus de traitement. Peu importe les expériences antérieures qui permettent d'expliquer le symptôme, l'essentiel est qu'il disparaisse le plus rapidement possible. »

Reprenant l'exemple du thermostat d'une chaudière, Muriel Chabert explique : « Avoir un problème, pour les praticiens en thérapie brève systémique et stratégique, ne signifie pas du tout que c'est à l'intérieur du cerveau du patient que quelque chose dysfonctionne, mais bien au sein d'une relation, d'une interaction : interaction entre le patient et une ou plusieurs autres personnes, ou entre le patient et lui-même. L'affaire est cybernétique. Ce n'est pas parce que le régulateur d'une chaudière ne tient pas compte des données de température qu'il faut incriminer la sonde ou la chaudière, le temps qu'il fait ou le prix du carburant. »

Le passage de la psyché au système, de l'énergie à l'information, de la causalité linéaire à la circularité va donc induire de nouvelles recherches et perspectives. Et c'est bien le concept important de rétroaction - qui pose que l'information concernant l'évènement B vient heurter l'évènement A qui à son tour affecte B et que les évènements se modifient les uns les autres de façon circulaire - qui aboutira à l'hypothèse clinique que les feedback positifs participent, entretiennent voir aggravent le problème. En effet, « l'idée centrale développée par le modèle cybernétique et repris par la thérapie interactionnelle et stratégique de Palo Alto, à savoir tenir compte des effets de ce que l'on fait ou de ce que l'on ne peut s'empêcher de faire (…), constitue une information fondamentale (…) afin de rendre les problèmes plus accessibles à une solution et par là-même au changement. » synthétise Gregory Lambrette.

C'est ainsi que l'émergence du concept de « tentatives de solution » ne doit donc rien au hasard. Il résulte d'une lecture cybernétique voyant dans les agissements intentionnels ou non du patient ou de son entourage des boucles de rétroaction creusant l'écart entre la situation actuelle et la situation désirée. Dès lors, c'est bien en s'interrogeant sur l'interaction du moment (qu'est ce qui est en train de se passer ici et maintenant ?) que des solutions pourront être trouvées en thérapie.

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Écrit par

Julie Simonet

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Bibliographie

  • Lambrette G. et Delannoy G., (2016) dans Thérapie familiale 2016/2 Vol.37
  • Wittezaele J-J. et Garcia-Rivera T., (1992) A la recherche de l'école de Palo Alto, Seuil
  • Chabert M., (2017) Bref!, Enrick B Editions
  • Wittezaele J-J. et Garcia-Rivera T., (1992) A la recherche de l'école de Palo Alto, Seuil
  • Watzlawick P. et Nardone G., (2000) Stratégie de la théarapie brève, Seuil
  • Wittezaele J-J. et Garcia-Rivera T., (1992) A la recherche de l'école de Palo Alto, Seuil
  • Watzlawick P., Helmick Beavin J., Jackson Don D., ((1972) Une logique de la communication, Seuil
  • Wittezaele J-J. et Garcia-Rivera T., (1992) A la recherche de l'école de Palo Alto, Seuil
  • Chabert M., (2017) Bref!, Enrick B Editions
  • Lambrette G. et Delannoy G., (2016) dans Thérapie familiale 2016/2 Vol.37

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